Le Sillon et la JOC

LE SILLON ET LA JOC :

POUR UNE COMPREHENSION DES ORIGINES DE LA JOCI

Stefan Gigacz

JOC Internationale Groupe de Travail sur l’Histoire Mini-Colloque

Bruxelles

5-6 septembre 1997

INTRODUCTION

LE SILLON: UNE DES SOURCES DE LA JOC

Cardijn a souvent mentionné ce qui dans l’histoire avait été ses sources principales d’inspiration: les organisations ouvrières chrétiennes d’Allemagne, les syndicats anglais de Ben Tillett, et même les scouts de Sir Robert Baden-Powell. Une de ces sources semble pourtant avoir été d’une importance toute particulière et c’est celle du Sillon de Marc Sangnier (Appendix I). En fait, en 1921, Cardijn a été jusqu’à publiquement saluer Marc Sanguier comme: ‘l’éloquent promoteur du plus bel élan de foi et d’apostolat que la France ait connu depuis la révolution’ (Cardijn 1921: AC 130). Et pourtant seulement 11 ans plus tôt ce ‘bel élan de foi et d’apostolat’ avait été “condamné” par le pape Pie X dans son encyclique Notre Charge Apostolique, publiée, sans aucun doute délibérément, le 25 août 1910, date de la fête patronale du grand saint laïc et roi français du moyen âge qu’avait été le roi Saint Louis. Qu’est-ce que Cardijn avait donc distingué dans le Sillon qui paraissait lui permettre d’ignorer la mise en garde du Vatican ? Comment lui a-t-il été possible d’embrasser un mouvement qui venait d’être condamné pour avoir presque « nié la divinité du Christ » ?

DU AOUT 1910 AU 25 AOUT 1957

Plus importante encore est sans doute la question de savoir ce que la JOC a pu hériter des douze années de la courte existence du Sillon après sa naissance à Paris en 1898 à partir d’un petit groupe d’étudiants connu sous le nom de « Crypte » ? Comme nous allons tenter de le montrer dans cet article, la réponse à cette question a de quoi surprendre. Il semble en effet que le Sillon est si proche de la JOC et de ses orientations qu’il peut être considéré comme une sorte de « frère ainé », à la fois école de formation et source d’inspiration pour les fondateurs de la JOC, en particulier pour ceux qui ont participé aux premières initiatives du mouvement à Laeken à partir de 1912. Comme nous le verrons l’inspiration silloniste semble même avoir motivé le choix de la date du premier Congrès International de la JOC à Bruxelles en 1935 et du premier Congrès International de la JOCX Internationale à Rome en 1957 : celle du 25 Août, fête de Saint Louis et anniversaire du sacrifice du Sillon.

PRESENTATION DE CE DOCUMENT

Dans ce document nous allons examiner l’influence du Sillon sur le développement de la JOC à travers cinq périodes distinctes de son histoire.

I. Cardijn le jeune séminariste et étudiant à Louvain, qui découvre et s’enthousiasme pour les actions, orientations et méthodes apostoliques du Sillon;

II. Les débuts à Laeken d’un mouvement de jeunes travailleurs avec Cardijn, Fernand Tonnet et Victoire Cappe, qui impriment une orientation plus spécifique – spécialisée – en faveur des jeunes et des ouvriers, tout en continuant d’utiliser les méthodes de formation du Sillon dans le cadre de cette nouvelle orientation.

III. Les développements de l’après guerre avec une JOC qui a acquis une identité propre et élaboré ses formes spécifiques de relation avec l’Eglise à partir des expériences de la « Jeunesse syndicaliste » et des groupes de jeunes travailleuses de Laeken ;

IV. Les premiers développements internationaux de la JOC jusqu’en 1935, y compris son extension, particulièrement en France et en Europe, et son premier Congrès International à Bruxelles en 1935.

V. Les développements ultérieurs de la JOCI, concernant sa doctrine, ses structures, ses relations avec l’Eglise, jusqu’au rassemblement de Rome en 1957, et même dans les idées que Cardijn a défendu au Concile de Vatican II.

Nous verrons que l’influence du Sillon a été vitale, particulièrement pour Cardijn, à chaque étape de ces développements. En conclusion je tiendrai que l’expérience silloniste a été si importante dans l’histoire de la JOC qu’elle peut être considérée comme une source permanente de renouvellement pour le mouvement, un « sillon » où le mouvement devrait continuellement trouver à renaître.

I. LE JEUNE CARDIJN ET LE SILLON

UN SEMINARISTE DECOUVRE LE SILLON

Cardijn lui même a déclaré avoir pour la première fois entendu parler du Sillon en 1903. On ne sait pas exactement comment cela s’est produit, mais, en 1903, il était pratiquement impossible pour quiconque concerné par l’action sociale de ne pas en avoir connaissance. Le « Sillon de Liège » était déjà en formation en 1903 et c’est cette même année que Cardijn a commencé à correspondre avec le Père Paul Six, un prêtre « chrétien démocrate » de Lille, qui était lui aussi un proche du Sillon1 (Cardijn 1958: AC 12A).

Peut-être la défense de l’Eglise par le Sillon a-t-elle été plus importante encore, pour un jeune séminariste : par exemple le débat de Marc Sangnier avec l’ex-prêtre anticlérical Chardonnel, le 23 mai 1903, dans la nuit d’une légendaire « rencontre sanglante » qui s’est terminée en émeute, a eu un impact énorme dans le monde catholique. Il n’est pas impossible que cette rencontre, qui a eu lieu 2 jours avant la mort du père de Cardijn le 25 mai 1903, ait été un facteur qui a motivé le célèbre « vœu » de Cardijn de consacrer toute sa vie à la classe ouvrière2.

Quoi qu’il en soit, Cardijn dira plus tard à propos de sa découverte du Sillon:

‘Il faudrait avoir sondé la capacité d’un cœur virginal de 20 ans pour comprendre l’explosion d’enthousiasme que de telles lectures peuvent provoquer dans l’âme d’un jeune séminariste!’ (Cardijn 1921: AC 130)

A partir de là, Cardijn inscrit les publications du Sillon dans la liste de ses lectures prioritaires (Cardijn 1958: AC12A). Leur influence se fait rapidement sentir dans sa correspondance. Dans une lettre en date du 8 mars 1903, le jeune séminariste écrit ainsi à son ami Emile Possoz: ‘Le plus grand but de ta vie : Dieu, l’Église, le Peuple.’ (Walckiers 1981: 46) – une phrase d’une sonorité silloniste, sans possible équivoque3.

UN CERCLE D’ETUDE AU GRAND SEMINAIRE DE MALINES

En septembre 1903 Cardijn entre au grand séminaire de Malines où s’ouvre à lui de nouvelles voies de contact avec le Sillon4. Un certain nombre d’autres séminaristes flamants, guidés par Floris Prims et Jean-François Van Den Heuvel, avaient déjà commencé au séminaire un « cercle d’étude clandestin » que Cardijn et son collègue de classe Jean Belpaire ont rapidement rejoint (Walckiers 1981: 62). Tous ces hommes allaient devenir plus tard des prêtres actifs dans la vie sociale. Si on en juge par leurs engagements futurs, il parait raisonnable de penser que ce cercle d’étude du séminaire avait, au moins dans une certaine mesure, des orientations sillonistes5.

UNE VISION DE L’APOSTOLAT SACERDOTAL

Nous trouvons d’autres preuves de l’influence du Sillon sur Cardijn dans sa correspondance avec ancien voisin et compagnon d’école flamant, Emile Possoz, en 1905-1906. Il semble que Possoz, alors étudiant en droit à Louvain, avait aussi connaissance du Sillon qui exerçait une forte influence dans les milieux d’hommes de loi en France et aussi en Belgique.

La préoccupation de Cardijn à l’égard des jeunes travailleurs est déjà clairement présente dans ses lettres. Inquiet par rapport à leur éducation il fait allusion, dans l’une d’entre elles, à l’Extension universitaire de Bruxelles, qui a été établie par l’Université Libre de Bruxelles pour la formation des ouvriers et il demande:

‘Pourquoi n’y a-t-il pas non plus une sorte d’Extension universitaire catholique ou autre chose qui complète, enrichit et ennoblit’ (24/12/1905 in Walckiers 1981: 58).

En d’autres mots pourquoi pas d’Instituts Populaires sur le modèle de ceux que le Sillon a mis en place en France?

Six mois plus tard, au milieu de l’année 1996, Cardijn écrit de nouveau à Possoz une lettre où il tente d’expliquer la vision de transformation sociale qu’il espère approfondir au cours des études qu’il envisage à Louvain :

‘Il est certain que mon opinion sur la liberté humaine, l’indépendance, sur la volonté et les possibilités de développement, ce jugement instinctif et impulsif que j’ai en moi y trouvera le moyen de se confirmer et de se réaliser. Je pense aussi que cette vie d’apostolat qui pourrait m’arriver, cette grande reconstruction sociale d’une société par l’éducation, la collaboration et l’enseignement d’une discipline, de l’esthétique et de la morale correspondra bien avec le but que j’ai donné à toute ma vie de prêtre : l’influence morale sur l’intelligence, la volonté et le cœur par l’amour… (30/6/1906 in Walckiers 1981: 72)

Les thèmes principaux que Cardijn abordent ici – liberté, indépendance, apostolat, éducation à la reconstruction sociale, collaboration, amour, et même importance de l’art – correspondent tous à la vision de l’éducation développée par le Sillon. Nous pouvons par conséquent affirmer que, peu avant son ordination en septembre 1906, Cardijn concevait son apostolat sacerdotal futur en des termes extrêmement proches de ceux du Sillon.

PLAN DE CREATION DU SILLON A MALINES

Dans la même lettre du 30 juin 1906 à Émile Possoz Cardijn mentionne aussi une autre initiative potentiellement important:

‘(le Cardinal Mercier) a l’intention de mettre sur pied ici à Malines toute l’organisation du Sillon. Tous les étudiants de rhétorique doivent rechercher des jeunes travailleurs.’ (30/6/1906 in Walckiers 1981: 72).

Cette lettre semble être l’unique référence à un projet de ce type de la part du nouvel archevêque (pas encore cardinal) Mercier (Walckiers 1981: 73). On peut remarquer que ce projet semble concerner la ville flamande de Malines, et non pas l’ensemble du diocèse. Cela pourrait indiquer que ce projet trouvait son origine dans une proposition de cette région particulière. Ou bien on peut penser qu’il s’agissait d’un projet pilote avant d’être plus tard étendu à l’ensemble du diocèse.

La question qui demeure alors, est celle de savoir ce qu’il est advenu de ce projet auquel Cardijn ne fera plus aucune allusion ? Il est important de noter que cela se passe au milieu de l’année 1906, très précisément à l’époque où le Sillon s’engageait dans une orientation plus « politique » (Caron 1967: 406). Une des raisons pour cette nouvelle orientation résidait dans la préoccupation des sillonistes par rapport à l’influence grandissante de l’Action Française de Charles Maurras. En décembre 1906 Maurras lancera une attaque publique contre le Sillon dans une brochure intitulée Le Dilemme de Marc Sangnier.

Comme le cardinal Mercier – en dépit de sa réputation de progressiste – est demeuré toute sa vie un partisan de l’Action Française, on peut se demander si l’orientation anti-Action Française du Sillon n’a pas été le facteur qui a conduit à l’abandon du projet à Malines. Par ailleurs c’est très tôt après, en 1907, que Mgr Delamaire du diocèse de Cambrai, à la frontière franco-belge, est entré en conflit ouvert avec le Sillon. On ne sera pas surpris qu’en de telles circonstances le Projet concernant le Sillon n’ait pas été plus loin.

ETUDIANT A LOUVAIN AVEC VICTOR BRANTS

Le professeur Victor Brants, docteur en histoire et en droit, et professeur d’économie sociale pratique à l’université de Louvain, semble être celui qui a exercé la plus forte influence sur la carrière universitaire de Cardijn (Walckiers 1981: 85). C’est Brants qui a envoyé Cardijn en voyage d’étude en Allemagne et en France. Je ne sais pas s’il avait personnellement des liens avec les sillonistes mais ses idées étaient certainement de la même veine : l’insistance sur la formation ‘d’hommes d’action et d’étude’, le besoin ‘d’une méthode pratique’, la ‘formation d’une élite’ (Cf. Autobiographie of Brants cited in Walckiers 1981: 88-90), autant d’idées qui, de toutes façons, étaient communes à l’ensemble du mouvement social catholique. Il est significatif que Brants a compté aussi parmi ses étudiants le père dominicain Georges-Ceslas Rutten, qui deviendra plus tard un des proches collaborateurs de Cardijn.

Dans les années 1906-07 le thème des recherches universitaires était celui du ‘travail à domicile’, un thème traité aussi au cours de la même année en France par la Semaine Sociale et sur lequel le Sillon avait organisé une large campagne. Il est significatif que ce soit le Sillon de Rouen, sous la conduite d’Edward Montier et du père Eugène Beaupin, qui ait pris l’initiative de cette campagne (Caron 1967: 523). Au cours de cette campagne Georges et Marguerite Renard, un couple de sillonistes originaires de Nancy, avaient organisé sur ce thème une exposition itinérante, reprenant ainsi une méthode de vulgarisation qui avait été utilisée l’année précédente en Allemagne. De fait Cardijn avait lui aussi rédigé la même année un compte rendu de ses recherches sur la situation du travail à domicile en Allemagne dans lequel il semble particulièrement s’intéresser à ‘l’immense mouvement d’opinion de toutes les classes et tous les milieux’ envers ce problème (Cardijn 1907: 23).

En dépit de l’esprit d’ouverture de Brants, Cardijn a été déçu par ses études à Louvain. Au terme de ses études il critiquera ses professeurs pour n’être pas ‘conséquents dans leur vie’6, et il écrira : ‘je souffre de voir… qu’ils ne créent pas un mouvement comme le Sillon’ (Lettre à Jules Belpaire, sans date, in Walckiers 1981: 104). En d’autres mots ce que Cardijn voulait c’était de l’action, pas seulement de la théorie.

VISITE EN FRANCE – ETE 1907

Mais, dans l’esprit de Cardijn c’est sa visite en France en Août 1907 qui sera, de beaucoup, la plus importante. C’est là qu’il aura la possibilité de rencontrer un certain nombre de responsables du Sillon, et aussi de passer une semaine inoubliable avec Léon Harmel.

Le Sillon du Nord

Cardijn a commence sa visite en France par celle de la région de Lille-Roubaix-Tourcoing et, sans aucun doute par celle du père Paul Six et des sillonistes de la région. Il rencontra évidemment aussi le père Louis Winnaert, un aumônier-clé du Sillon dans le Nord7. Selon Caron, Winnaert était “toléré” comme aumônier non-officiel du Sillon par Mgr Delamaire (Caron 1967: 637). Il se peut aussi que ce soit au cours de cette visite que Cardijn a pris contact pour la première fois avec Pierre Bayart, un membre du Sillon, professeur de droit qui écrira plus tard un livre particulièrement important L’Action catholique spécialisée (Bayart 1927). De toute évidence Cardijn a été heureux de cette visite à propos de laquelle il rappellera plus tard :

‘A Lille et à Roubaix, nous eûmes la joie d’assister à des réunions de cercles d’études du Sillon, quand nous vîmes ces jeunes gens, ces étudiants, ouvriers et employés, s’aimant plus que des frères, s’entraidant à affiner leur conscience et à exercer leurs responsabilités…’ (Cardijn 1921: AC 130).

Le Sillon à la Semaine Sociale d’Amiens

A partir de Lille Cardijn s’est rendu à Amiens où allait se tenir la Semaine Sociale de 19078. Au cours de ce rassemblement lui sera donnée l’occasion d’apprécier un certain nombre de personnalités du Sillon9 et il en rapporte ses impressions dans une lettre écrite au professeur Brants (Walckiers 1981: 111; Cardijn 1907: AC 104 (Photocopie)).

C’est aussi au cours de cette semaine que le Sillon avait organisé un banquet où Marc Sangnier devait prendre la parole pour défendre le Sillon contre les attaques de Mgr Delamaire dont le diocèse de Cambrai était à l’époque inclus dans la région de Lille-Roubaix-Tourcoing. Mgr Delamaire critiquait le Sillon pour un certain nombre d’erreurs dont, en particuliers:

‘la poussée de mineurs dans la politique, limitation de champ d’action de l’Église, crainte malsaine des empiètements de l’autorité religieuse’ de même que des ‘théories paradoxales, alliances pratiquement scandaleuses, propagation inconsciente mais réelle du mouvement socialiste, méconnaissance du danger pour certains auditoires d’entendre certains sujets, manie de la persécution, effets navrants de perdition pour certains, tant prêtres que laïques’.

Les solutions qu’il avançait exigeaient :

‘Qu’on fasse comme le soldat dans le rang, et sous le feu de l’ennemi, devant les ordres donnés qui ne lèsent en rien la conscience…’

On a retrouvé ce texte dans une coupure de journal – probablement la Croix du Nord – que Cardijn avait conservée dans son exemplaire de la Vie et Doctrine du Sillon. Il est hautement significatif que dans in tel contexte Cardijn pleinement conscient du sérieux des attaques de Delamaire, ait qualifié la rencontre du Sillon de « superbe » (Lettre à Brants).

Dans leur réponse à Delamaire, Sangnier et les sillonistes avaient qualifié son attitude de « cléricalisme », ce qui semble avoir conquis Cardijn qui, dans sa lettre à Brants, tempère ses louanges envers la « semaine sociale » avec ce commentaire : ‘il y trop de soutanes ici, et trop peu ou presque pas de laïcs’ (Walckiers 1981: 116). Ce qui montre clairement qu’un des éléments qui avait séduit Cardijn dans le Sillon était son caractère laïc.

De plus l’attitude des sillonistes envers Delamaire n’avait pas un caractère intransigeant. Tout au contraire, selon Jeanne Caron ils semblent avoir cherché à ‘ne pas rompre avec l’autorité épiscopale, mais plutôt de chercher un accommodement’ (Caron 1967: 615). Les solutions proposes par les sillonistes comportaient la nomination d’un aumônier qu’ils désiraient pouvoir choisir eux-mêmes.

On peut pourtant remarquer que tous les sillonistes n’étaient pas satisfaits de l’attitude de leur mouvement par rapport à Delamaire. Pierre Bayart10, qui avait quitté le Sillon à cause de ce conflit écrit par exemple:

Procès de tendances, tant que tu voudras; il n’en est pas moins vrai que l’Évêque vous a dit que vous n’avez pas l’esprit que vous devez avoir et qu’il a pleinement le droit de vous le dire. C’est un procès de tendances, soit, c’est-à-dire que c’est le procès de votre esprit.’ (Caron 1967: 612)

Jusqu’où Cardijn partageait-il de semblables réserves ? Ce n’est clair. En tout cas, compte tenu de ses liens étroits avec Paul Six il est peu probable qu’il ignorait ce type de sentiments. De toute façon, Cardijn s’est toujours rappelé avec sympathie de sa rencontre du Sillon à cette conférence et, lorsqu’il a accueilli Marc Sangnier à Bruxelles en 1921, il a déclaré :

‘Quand à la Semaine sociale d’Amiens, au banquet du Sillon, il me fut donné de lire sur le visage de centaines de Sillonnistes le reflet de chacune de vos pensées, l’écho de chacun de vos sentiments, la réponse à chacun de vos appels. Nous avons compris qu’on pourrait vous combattre, et à l’occasion vous frapper, mais que toute épreuve quelque pénible qu’elle fût, ne serait jamais pour vous l’occasion d’une mort, mais source d’une inspiration.’ (Cardijn 1921: AC 130)

VISITE A LÉON HARMEL

L’Influence de Léon Harmel

Cardijn décrira plus tard sa visite à Léon Harmel ‘d’inoubliable’. Il ne fait pas de doute qu’il a été impressionné par la multitude d’actions sociales entreprises dans l’usine de Léon Harmel. Mais ce qui nous intéresse ici c’est de voir ce que Cardijn a pu apprendre d’Harmel à propos de la formation de la jeunesse et du Sillon.

Comme nous l’avons signalé plus tôt, Harmel, par ses programmes de retraite sociale d’été, semble avoir joué un rôle important tout à la fois dans la formation des responsables du Sillon et dans l’extension du mouvement en Belgique. Il n’y aucun doute, Harmel avait une immense considération pour le Sillon et ses militants, et cette admiration était certainement réciproque. En fait, les sillonistes avaient préféré organiser leurs deux pèlerinages à Rome de 1903 et 1904 en compagnie de Harmel plutôt qu’en compagnie de la conservatrice, et même réactionnaire. Association catholique de la jeunesse française (ACJF).

Qu’est-ce que Léon Harmel pensait des derniers développements du Sillon ? Pour répondre à cette question il est utile de se rappeler que Harmel, dans une lettre à Marc Sangnier en date du 16 avril 1905, avait déjà critiqué le Sillon son refus de collaborer avec les Chrétiens Démocrates qui, selon les sillonistes, n’allaient pas assez loin dans la direction de la démocratie (Guitton 1927: T. 2, 356).

Le partenariat prêtres-laics

Deuxièmement il est important de noter qu’un des objectifs de Harmel, dans ses programmes de formation d’été tout au long des années 1890, avait été de créer des liens entre des ‘jeunes laïques et ecclésiastiques’ (Caron 1967: 68). Ce qui était en cause, précisément, dans le conflit entre le Sillon et Mgr Delamaire en 1907, c’était ce partenariat entre prêtres et laïcs sur lequel Harmel insistait tant11.

Plus tard, alors le conflit entre le Sillon et la hiérarchie catholique française s’intensifiait, Harmel a continuellement conseillé à Marc Sangnier de se rendre à Rome pour rencontrer le pape. De fait Sangnier entrepris une nouvelle fois de le faire en 1908, mais ce n’était plus suffisant pour contrer la campagne vicieuse qui s’était alors développée contre le Sillon. Après la condamnation du Sillon, Harmel devait écrire à a ex-silloniste, Jean Prudhommeaux : ‘Si Marc Sangnier avait suivi sur ce point l’avis réitéré que je lui ai donné, il n’aurait pas eu les graves épreuves qui ont fondus sur lui.’ (Guitton 1927: T. 2, 357).

Compte tenu des préoccupations de Léon Harmel par rapport au Sillon, il est fort probable qu’il a du partager son point de vue et ses mises en garde avec ce jeune prêtre belge plein d’enthousiasme qui était venu lui rendre visite. Si on se souvient comment Cardijn s’est toujours assuré plus tard de rendre une visite chaque année à Rome, on peut apprécier l’importance de ce qu’il pu apprendre, à la fois du sort tragique qui a été réservé au Sillon, et des conseils de Léon Harmel12.

Il parait clair qu’après son voyage en France en 1907 Cardijn avait rassemblé une bonne information sur les point forts et les faiblesses du Sillon.

CARDIJN ET LA CONDAMNATION DU SILLON

Les années cachées à Basse Wavre

Cardijn avait aussi prévu de rendre visite à Max Turmann à Fribourg, en Suisse. Mais des circonstances imprévues lui ont empêché de réaliser ses rêves d’action sociale : à SON RETOUR EN Belgique, au moment où il s’apprêtait à partir pour la Suisse il recevait sa nomination au petit séminaire de Basse Wavre pour le 23 septembre 1907. Il allait y rester quatre années à y enseigner le latin !

La documentation sur les activités de Cardijn à Basse-Wavre est plutôt maigre, nous savons cependant qu’il y a continué ses études sur la réalité sociale et qu’il y a même participé à un cercle de jeunes travailleurs à Wavre (Walckiers 1981: 139). Il a aussi continué à voyager à l’étranger durant les vacances d’été, y compris en Angleterre en 1911 pour ses rencontres extrêmement importantes avec Ben Tillett et les syndicats.

Le Sillon, 25 Août 1910: La Marque de Caïn

Comment Cardijn a-t-il réagi aux développements ultimes de l’histoire du Sillon ? La bataille décisive contre le Sillon a été lancée le 13 février 1909 par le Cardinal Luçon de Reims, qui, dans une déclaration paru au bulletin diocésain, s’en est pris en des termes vagues et généraux à ‘certaines théories, les unes erronées, les autres dangereuses, professées par le Sillon’ (Caron 1967: 661). Dix-huit mois plus tard le résultat de cette bataille sera fixé par l’encyclique de Pie X, Notre Charge Apostolique, adressée aux évêques de France le 25 Août 1910, dans laquelle le pape accuse les sillonistes ‘d’écarter d’abord la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ’. Dans sa conclusion l’encyclique invite les responsables du Sillon à ‘céder leur place’, c’est-à-dire à démissionner, et les membres du Sillon à réorganiser leur mouvement en groupements diocésains qui ‘seront, pour le moment, indépendamment les uns des autres’ sous le nom de Sillons catholiques, tout en se tenant à l’écart de ‘la politique ou l’économie pure’ (AAS 1910: T. II, 607).

Ce document marquera la fin du Sillon qui avait eu un impact énorme sur toute une génération de militants catholiques sociaux. La date du 25 août sera scellée dans les esprits, telle une sorte de Marque de Caïn, pour tous ceux qui avaient vécu cette expérience.

La “soumission” ou l’auto-sacrifice du Sillon

Cette encyclique a été suivie par la “soumission” immédiate et inconditionnelle de Marc Sangnier et des responsables du Sillon qui ont tous démissionné et clos le jour même l’organisation du mouvement, sauf la publication de leur tout nouveau journal, La Démocratie, pour laquelle ils avaient obtenu une permission particulière. Cet acte de soumission sacrificielle a eu effet incalculable sur l’Eglise de cette époque. Harmel a accumulé les louanges envers les sillonistes pour leur fidélité. Un jeune prêtre italien, Giovanni Roncalli, le future pape Jean XXIII, a plus tard rappelé l’impact que l’humilité de Marc Sangnier avait eu sur lui, par ‘la mesure de sa grandeur’ – pour avoir accepté les remontrances du Pape Pie X (Pezet 1965: 192).

Au vu de l’admiration universelle qui a suivi la décision du Sillon – au moins parmi ses sympathisants – on a toute les raisons de croire que Cardijn partageait ces sentiments. A ma connaissance, la seule déclaration de Cardijn qui ait été enregistrée à propos de la condamnation du Sillon est venue 10 ans plus tard au cours de la visite de Sangnier à Bruxelles en 1921, lorsqu’il a déclaré :

‘Nous avons compris qu’on pourrait vous combattre, et à l’occasion vous frapper, mais que toute épreuve quelque pénible qu’elle fût, ne serait jamais pour vous l’occasion d’une mort, mais source d’une inspiration.’ (Cardijn 1921: AC 130)

Pourtant, comme Cardijn avait été lui-même sanctionné par Mercier, il a du puiser une certaine consolation au souvenir de l’auto-sacrifice du Sillon. On doit aussi garder à l’esprit que la soumission du Sillon a quand même été relative : très peu de sillonistes ont en fait créé ou rejoint des groupes de Sillons catholiques diocésains que le pape avait demandé d’organiser et qui semble avoir été le résultat escompté de la lettre de Pie X. En fait la motivation du Saint Siège ne semble pas avoir été celle de la suppression du Sillon, mais le remplacement de Marc Sangnier comme responsable du mouvement et son contrôle par les évêques. Le Saint Siège a finalement atteint son but au prix de la destruction du Sillon. En ce sens il est juste de dire en conclusion que Sangnier et les sillonistes ont préféré sacrifier le Sillon que de sacrifier ses caractéristiques essentielles. Cela ne veut pas dire qu’une telle décision était facile Madeleine Barthélemy-Madaule écrira plus tard à son propos :

‘Marc Sangnier, celui que nous avons connu très tard, derrière sa bonne humeur et sa gaieté profonde, malgré la vitalité de ses créations successives, était secrètement l’homme du Sillon foudroyé, marqué d’une inguérissable blessure. L’insondable mélancolie de certains de ses écrits … nous donne pleinement raison.’ (Barthélemy-Madaule 1973: 12)

Sangnier lui même prétendra qu’il avait bénéficié d’une grâce spécial par l’intercession de sainte Thérèse de Lisieux qui lui avait permis de prendre la décision de clore le Sillon (Caron 1997: 96). Il conviendrait aussi ici de noter la réaction d’un autre silloniste, le secrétaire général du mouvement Henry du Roure, qui écrivait le 3 septembre 1910 :

‘Il y a évidemment dans la lettre du Pape des accusations qui ne portent pas sur nos idées et nos sentiments véritables. Mais, après tout, notre tort est d’avoir laissé entendre que nous pensions ainsi… Mais, après tout, si l’on veut le bien de l’Église, il faut le vouloir comme elle le veut.’ (du Roure 1921: T. 2: 11-12)

Parlant de l’avenir du journal, La Démocratie, il devait écrire à un de ses amis :

‘Et puis, si le journal vit, nous aurons encore une tâche à accomplir et le Sillon, en mourant, aura donné naissance à un autre mouvement, rectifié sans doute, mais bien puissant.’ (du Roure 1921: T. 2: 14)

Comme nous le verrons, ces déclarations de Roure, qui seront publiées après sa mort sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, prendront une importance toute particulière pour les responsables de la JOC qui venait de naître. En attendant, l’apostolat de Sillon étant clos, Marc Sangnier, Henry du Roure et quelques autres consacreront leurs efforts à la publication de leur journal et à la fondation d’un parti politique, La Jeune République.

LAEKEN ET LE TRAVAIL SOCAIL A BRUXELLES

CARDIJN ARRIVE A LAEKEN

Pâques 1912

Finalement Cardijn aura enfin l’occasion de mettre eu œuvre ses idéaux d’action sociale à son arrivée à la paroisse Notre Dame de Laeken à Pâques 1912. Comme nous savons il commença son apostolat dans le cadre de l’action sociale féminine avec Victoire Cappe comme première collaboratrice. Très vite après son arrive. Le jeune vicaire fera aussi connaissance du jeune Fernand Tonnet, qui, nous le savons, deviendra plus tard l’un des fondateurs de la JOC.

Cardijn et le Sillon en 1912

Henri Tonnet, le frère de Fernand, rapport ses impressions d’une rencontre avec Cardijn dsans son appartement :

‘On parla enquêtes. L’Allemagne vint d’abord. Des noms défilèrent : Ketteler, Kölping, Vogelsang. Mais l’Angleterre eut le pompon : Ben Tillette, Tom Mann, des leaders et des leaders aux noms impossibles furent portés aux nues. Ce que nous devions en retenir c’est que “Labour Party” et “travaillisme” n’étaient pas synonymes d’anti religion. Nous assistions, intrigués, à une apologie du trade-unionism qu’il réédita très souvent. Elle nous parut sinon excessive du moins peu conciliable avec notre mentalité belge. De France, on parla peu… C’est plus tard que nous apprîmes qu’il avait assisté à une Semaine Sociale. On cita de Mun, Le Play, sans trop de conviction… et Sangnier avec une sympathie bien plus grande’ (H. Tonnet 1961: 14).

On a ici l’impression que Cardijn a transféré son enthousiasme sans borne d’autrefois pour le Sillon aux syndicats anglais de Ben Tillett. Est-ce que cela signifierait que Cardijn avait alors abandonné ses idéaux sillonistes ? Ce qui est important de remarquer ici, c’est que les expériences allemandes et anglaises citées par Cardijn sont toutes liées à la lutte ouvrière. Ce que nous découvrons ici c’est la différence de toute première importance qui distingue l’orientation de Cardijn de celle de la démocratie du Sillon. Comme nous le verrons, loin d’abandonner les méthodes du Sillon, Cardijn et ses partenaires les ont entrepris de les utiliser et réorienter à neuf dans le cadre d’un mouvement ouvrier

VICTOIRE CAPPE ET LES GROUPES DE JEUNES TRAVAILLEUSES

Selon les paroles de Cardijn lui-même, son premier objectif à son arrivée à Laeken était de créer ‘un réseau d’œuvres pour pénétrer dans la masse’ (Cardijn 1958: AC12A; cited in Walckiers 1981: 163). Fonder des œuvres sociales n’était certainement pas un objectif original, même si Cardijn apportait à cette tâche des compétences et un zèle extraordinaires. Ce qui est plus significatif, c’est l’orientation que prenaient ces « œuvres » qui, tout en ayant chacune leur objectif spécifique, s’apprêtaient à devenir le point de départ d’une large initiative apostolique autrement large.

Victoire Cappe de Liège

Par ailleurs, dès le départ Cardijn a choisi d’ignorer le trop conservateur secrétariat catholique des œuvres féminines de Bruxelles pour relier directement ses programmes au secrétariat national des Œuvres Sociales Féminines, dont la directrice était une jeune femme de Liège du nom de Victoire Cappe13. Ce qui est significatif pour notre recherche, c’est qu’en fait Cappe avait découvert le sillon, ses idéaux et ses méthodes par l’entremise d’un prêtre progressiste, l’abbé Paisse, qui lui avait aussi fait connaître les principes de l’école d’action sociale de Liège de l’abbé Pottier (Eaton 1954: 57). En 1907 elle avait fondé le Syndicat de l’Aiguille sur le modèle de celui de Lyon en France. En 1909 elle avait délivré un discours remarqué au Congrès Catholique de Malines, ce qui avait attiré l’attention du cardinal Mercier qui avait alors arrangé pour elle de suivre des études avec le professeur Brants, probablement les mêmes que celles qu’avait suivies Cardijn en 1906-07. Après cette formation le cardinal Mercier lui avait demandé en 1912, elle n’avait alors que 26 ans, de prendre la responsabilité du développement des œuvres sociales féminines en Belgique. Il semble qu’elle a rencontré Cardijn pour la première fois en 1911 lorsque le professeur Maurice Defourny, un de ses autres professeurs, a proposé Cardijn comme intervenant dans l’un des cercles d’études qu’elle avait fondés.

Une Méthode de Formation

La plupart des conceptions de Victoire Cappe est exposée dans son livre de 1914, La Femme Belge, composé essentiellement d’une collection de ses discours et de ceux d’autres militantes de premier plan, y compris de la militante féministe chrétienne, Louise Van den Plas (Cappe 1914). Ce qui est particulièrement frappant dans ce livre, c’est son discours de Malines en 1909, avant ses études à Louvain, où, parlant de la Formation Professionnelle et Sociale de la Femme elle propose la méthodologie suivante:

a) Enquêtes: Ce « premier degré » de la formation doit être ‘précis, exact et classé dans un ordre qui permette d’en tirer des conclusions pratiques. A cette fin l’enquête sera guidée par un questionnaire bien conçu’;

b) Cercles d’étude: Le second degré comporte des rencontres mensuelles pour ‘une trentaine de jeunes filles et de dames appartenant à des professions et à des conditions diverses’;

c) Le ‘Troisième Degré’ se divise en:

La Section de propagande qui consiste en rencontres hebdomadaires où on lit l’évangile et on cherche à le ‘applicable à la vie courante ou au genre d’apostolat auquel nous nous dévouons’. Chacun assure la présidence et le secrétariat de la rencontre à tour de rôle et chacun présente un rapport pour être discuté.

ii) Comité Central: Une ou deux fois l’an, on aura des rencontres particulières pour ‘coordonner, synthétiser et unifier l’ensemble de connaissances spéciales’; ces rencontres seront préparées par un Comité Central représentant les différents groupes du pays.

D’autres chapitres de son livre s’étendent sur les méthodes qu’elle préconisait. Dans un discours de 1911, Les cercles d’études féminines, donné à Nivelles où Jean Belpaire était responsable des œuvres sociales, elle décrit le cercle d’étude comme ‘une véritable école de formation pour ses membres’. Elle met en valeur l’importance de connaître ‘le milieu dans lesquelles elles vivent’, et d’adapter les méthodes aux besoins des ‘jeunes ouvrières’ (Cappe 1914: 21). Dans un autre discours en date de 1911, Le Salaire féminin, elle divise sa présentation en trois sections: i) Les faits; ii) Les principes; iii) Les remèdes (Cappe 1914: 55).

Ces méthodes de Victoire Cappe ne sont pas autre chose que les méthodes que le Sillon avait propagées et développées depuis 189814. Bien qu’elle cite différentes sources, Cappe se réfère abondamment (Cappe 1914: 43) à une brochure intitulée Les cercles d’études de jeunes filles qui avait été publiée par Eugène Beaupin, l’ancien aumônier de la Jeune Garde du Sillon et de la branche féminine du Sillon, qui entretenait des contacts personnels avec l’OSF15.

La présentation que Victoire Cappe fait de la méthode est peut-être encore plus claire et complète qu’aucune de celles qu’en avaient faites jusqu’alors les sillonistes. Alors que les hommes de Sillon s’intéressaient le plus souvent à des actions de grande envergure, Cappe semble plus capable d’articuler le développement de l’action personnelle avec celui de l’action sociale. En un certain sens l’orientation de Cappe correspond étroitement à celle de la branche féminine du Sillon qui avait souvent reproché à la branche masculine de se préoccuper de questions théoriques et de grandes actions, oubliant l’importance des petites actions personnelles (IMS: MS 17)16. Nous pouvons citer à ce propos dans le livre de Cappe l’article de Louise Van den Plas intitulé Les ligues sociales d’acheteurs, sur une coopérative qui avait été lancé en France par la branche féminine du Sillon (Caron 1967: 491).

Ayant pris connaissance de tout cela nous pouvons comprendre pourquoi Cardijn a cherché l’assistance de Victoire Cappe au moment où il commençait son apostolat à Laeken. En fait lorsque nous regardons le travail qui a été fait à Laeken, l’empreinte du Sillon, tel qu’il a été interprété par Victoire Cappe, est sans conteste possible : les enquêtes, les cercles d’étude, un groupe de coordination etc. (Joret 1970: 13; Bragard 1990: 61).

Il n’y a aucun doute que Victoire Cappe et Joseph Cardijn se sont rejoints à cause d’une même orientation, basée sur des racines communes au sein du Sillon. Lorsque, vers 1914, Cardijn forgea la trilogie “voir-juger-agir” (Bragard 1990: 38), de trait de génie a repris succinctement toute une méthodologie préalable qui avait été (principalement) élaborée par le Sillon17, et qui était déjà utilisée dans les cercles d’études de jeunes travailleuses animés par une jeune femme laïque de Liège. Tandis que l’initiative du Sillon avait réussi à lancer des cercles d’études basés sur la méthode de la vie de l’action, en France et au-delà, le magnifiquement simple « voir-juger-agir » de Cardijn allait maintenant lui permettre de se propager partout dans le monde.

Le mouvement de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne

Dès le début des années vingt, l’initiative de Laeken avait atteint une dimension nationale, avec des groupes de jeunes travailleuses en pleine croissance, mais, même si le mouvement était alors tout prêt d’acquérir son identité définitive, on pouvait encore y déceler des traces bien visibles de son origine silloniste.

Sous la responsabilité de Victoire Cappe, en 1922, le mouvement lançait un nouveau journal qui s’intitulait Joie et Travail en écho, semble-t-il au bulletin Prière et Travail du groupe d’étude central de la branche féminine du Sillon (IMS MS 17). Ce bulletin, par ailleurs, était semble-t-il essentiellement le fruit du travail d’étudiants, ou d’anciens étudiants, de l’école sociale Heverlee, ce qui est devenu une source de tension au sein du mouvement.

En fait, pendant longtemps, les groupes de jeunes travailleuses de Laeken comportaient la présence de jeunes filles des milieux moyens (Bragard 1990: 83) ce qui donne encore l’impression que Victoire Cappe restait attachée à l’idéal silloniste de voir collaborer les travailleurs et les étudiants, un concept qui devait être la cause conflits au sein même du Sillon et avait provoqué la démission forcée de son secrétaire Charles d’Hellencourt en 1905 (Caron 1967: 360).

FERNAND TONNET

Fernand Tonnet et le Sillon

Nous nous tournons maintenant vers Fernand Tonnet18, qui avait quitté en 1908 sa famille de Molenbeek pour se rendre à Laeken.

Au sujet du jeune Tonnet, Marguerite Fiévez écrit ceci :

‘Il admire sans réserve “Le Sillon” de France dans son christianisme dynamique et conquérant et aussi dans sa courageuse soumission à l’Église qui vient de le condamner. Visiblement, il souffre de cette interdiction qui réduit à néant de beaux espoirs de conquête chrétienne parmi le peuple’ (Fiévez 1945: 34)

Fernand Tonnet avait 16 ans lorsque le Sillon a été condamné en 1910, il était étudiant à l’institut Saint Louis de Bruxelles. Son frère, Henri, qui avait rejoint le groupe de la jeune Garde19 à Laeken en 1909, indique que le livre de l’ex silloniste Edward Montier, Les Essaims Nouveaux, qui avait été publié en 1910 ‘eut un grand retentissement et séduisit beaucoup de jeunes Belges par la mystique sillonniste qui s’en dégageait’ (H. Tonnet 1957: 18).

Il semble très probable que Fernand Tonnet a eu connaissance du Sillon très tôt, bien avant l’arrivée de Cardijn à Laeken.

Tonnet à Quiévrain

L’année suivant, en avril 1911. Le père de Tonnet, qui était officier des douanes, fut muté à Quiévrain sur la frontière franco-belge. Fernand, abandonnant ses études suivit sa famille pour un séjour qui allait avoir une énorme influence sur son avenir.

A la paroisse de St Martin, à Quiévrain, il prit contact avec un jeune vicaire du nom de Georges Abrassart20, qui, selon la description d’Henri Tonnet, était un ‘tenant convaincu de l’École de Liège’ (H. Tonnet 1964: 14). Plus significatif encore était le fait que le père Abrassart ‘avait aussi respiré, au pays des terrils, le souffle pénétrant et bienfaisant du “Sillon” de Marc Sangnier’. Selon les mots mêmes d’Henri Tonnet :

‘ Abrassart rythmait avec joie les éloquentes images (de Sangnier) : “Le christianisme seul engendre la vraie démocratie”. – “L’homme d’action est celui qui se fait le champion de ses croyances”. – “L’ordre économique n’est pas humain s’il ne laisse au pauvre que la liberté de mourir de faim”. – “Conquête du peuple”. – “Faire des apôtres”. – “Cultiver et embellir les âmes”. Slogans, qu’un jour Fernand allait reprendre à son tour et faire vibrer devant les auditoires de jeunes’ (H. Tonnet 1964: 14).

A ce moment, en France, en dépit de la “condamnation” du Sillon, de nombreux groups locaux avaient continué de fonctionner en appliquant les mêmes méthodes apostoliques. Même si certains de ces groups s’étaient regroupés pour former Sillon catholique, beaucoup d’autres avaient lancé diverses initiatives diocésaines, rejoignant parfois l’ACJF – sans doute un facteur important de l’ouverture future de l’ACJF.

C’est dans cette ligne que le père Abrassart avait entrepris d’élaborer un programme pour les jeunes travailleurs de sa paroisse en utilisant la méthode du Sillon. Il avait trouvé en Fernand Tonnet un jeune partenaire enthousiaste qui est devenu son protégé en tant que responsable des jeunes de la paroisse. Il aidait à organiser un patronage destiné à accueillir un grand nombre de jeunes de la région des mines du Borinage. Selon Henri Tonnet c’est là que Fernand apprit à conduire de petites enquêtes et à prendre des ‘notes en cursive sur d’âpres cas sociaux’ (H. Tonnet, 1957: 14). C’est ainsi qu’il acquérait ‘ce don, ce sens du vrai, du concret, du réellement vécu qu’il eut très accusé’.

Une fois encore, ce que nous observons ici n’est autre que la méthode classique qui avait été élaborée par le Sillon : utiliser les patronages pour contacter des jeunes travailleurs et mener des enquêtes sociales qui permettaient de former des militants. En appliquant cette méthode Abrassart et Tonnet travaillaient aussi à la formation d’une branche de la Jeune Garde Catholique à Quiévrain. On ne sait si cette initiative venait d’Abrassart ou de Tonnet. De toutes façons, comme nous l’avons signalé, le frère de Fernand, Henri, était déjà partie prenante à Laeken de la branche locale de la jeune Garde (H. Tonnet, 1961: 10).

La bénédiction des drapeaux de la Jeune Garde: 25 Août 1912

Fernand devint tellement occupé par ce travail qu’il semble avoir choisi de rester à Quièvain après le retour de ses parents à Bruxelles en août 1911. En fait, même après être retourné vivre lui-même à Bruxelles à la fin de l’année, il a maintenu des liens réguliers avec Quièvain où il fit de nombreuses visites dans la première moitié de l912 pour aider à l’organisation du groupe des Jeunes Gardes. Il sera de nouveau à Quiévrain le dimanche 25 aout 1912 pour la cérémonie de la bénédiction du drapeau, en fait la fondation officielle du groupe local, des Jeunes Gardes. C’est intéressant de noter ici la date choisie pour cet événement, deux ans, jour pour jour, après l’encyclique de Pie X contre le Sillon. Avec ce que nous connaissons des orientations d’Abrassart et de Fernand Tonnet, il est peu probable qu’une date comme celle là ait été choisie par hasard. C’est comme si ils désiraient greffer leur tout nouveau groupe sur le vieux tronc du Sillon, et en réclamer l’héritage.

C’est jour aussi qu’ils avaient choisi pour célébrer une ‘manifestation d’amitié franco-belge’ où les Jeunes Gardes de Laeken, dont Henri Tonnet était un des dirigeants, et la nouvelle Jeune Garde de Quiévrain rencontraient ‘une vingtaine de sections de l’ACJF de la région de Valenciennes’ qui avaient traversé la frontière pour cette occasion21. Au cours de cette cérémonie, le président régional de l’ACJF, M. Widiez, fit un ‘vibrant’ discours où il déclarait que ‘nos organisations de jeunesse ne diffèrent pas beaucoup des vôtres s’ils bannissent la politique de leur action’22 (H. Tonnet, 1961: 10).

Tonnet rencontre Cardijn

Cardijn arrive alors à Laeken, nous sommes en avril 1912 et il semble qu’il y rencontre Tonnet dès les premières semaines de son arrivée (H. Tonnet 1957: 16).

La priorité accordée par Cardijn aux ouvriers, dont nous avons déjà parlé, semble correspondre, ou avoir influencé, l’attitude de Fernand Tonnet qui, de retour à Laeken, préférera participer à la Société de St Vincent de Paul, plutôt qu’à la Jeune Garde où était déjà son frère. Il s’engagera alors aussi au patronage des garçons de la paroisse – en accord avec son expérience de Quiévain – où il continuera de mener des enquêtes et où il organisera l’assistance aux familles dans le besoin (H. Tonnet 1958: 32).

Il y avait cependant un autre vicaire à Laeken, l’abbé Stas, celui-ci était responsable du travail social avec les hommes et les garçons de la paroisse, ce qui laissait peu de possibilités à Cardijn et Tonnet de lancer à leur tour d’autres groupes de jeunes hommes. Tonnet a donc travaillé avec le père Stas au patronage des garçons (A. Tonnet 1945: 22) où il semble avoir essayé de lancer un syndicat de jeunes garçons (H. Tonnet 1958: 32). Il avait pris l’habitude d’aider Cardijn à organiser des jeunes travailleuses, ce qu’il fit jusqu’à son départ pour le front en août 1914 (H. Tonnet 1958: 32). Bien qu’un groupe d’apprentis ait vu le jour en 1915, la véritable collaboration entre Tonnet et Cardijn ne commencera qu’après la guerre en 1919.

Contacts avec les anciens sillonnistes

On se demande quels contacts – si toutefois il y en a eu – Cardijn et Tonnet pouvaient avoir avec les anciens Sillonnistes de cette époque. Comme nous l’avons vu tous les efforts de Sangnier, Henry du Roure et des autres se sont alors concentrés sur leur journal, La Démocratie er leur parti politique, La Jeune République.

Dans les archives de Cardijn il y a au moins un document qui a du être publié à cette époque par La Démocratie : un dépliant sur les coopératives par un ancien Silloniste du nom de Jacques Rödel.

On trouve aussi une remarque ambigüe, mais intrigante, dans les discours de Cardijn au cours de la visite de Marc Sangnier à Bruxelles en 1921 où il se réfère à Henry de Roure comme à ‘un ami sûr que nous chérissons et nous pleurons’ (Cardijn 1921: AC 130). Si cette remarque est à prendre littéralement, elle pourrait indiquer que soit Cardijn et/ou soit Tonnet avait un contact direct avec Roure et Sangnier durant cette période.

Edward Montier

Edward Montier (1870-1954) était un autre avocat silloniste qui avait longtemps dirigé le Patronage des Philippins de Rouen. Marc Sangnier avait visité Rouen en 1898 au cours de sa campagne pour promouvoir les cercles d’études au sein des patronages. C’est à cette occasion que Montier devint proche du Sillon et a écrit de nombreux articles pour le journal du mouvement. Il devint aussi un auteur prolifique de livres sur l’éducation des jeunes, dont on trouve 17 titres différents dans la bibliothèque de Cardijn, y compris Les Essaims Nouveaux (Walckiers 1981: 248). Ce qui semble avoir le plus impressionné Cardijn et Tonnet dans les écrits de Montier c’est la notion de la totalité de la personne à prendre en compte dans la formation de la jeunesse : au plan physique, sentimental, religieux, moral…

En février 1916 Tonnet écrivit à Montier – une correspondance qui allait inaugurer une amitié de toute la vie. En octobre 1917 il lui rendit visite à Rouen (A.Tonnet 1945: 77). Ils resteront amis après la guerre et Tonnet invita Montier à venir prendre la parole à Bruxelles en 1922.

LES OEUVRES SOCIALES

En juin 1915 Cardijn sera nommé par le cardinal Mercier directeur des œuvres sociales de l’arrondissement de Bruxelles pour l’archidiocèse de Malines (Walckiers 1915: 270). Bien que nous ne puissions pas ici entrer dans tous les détails, il est intéressant de noter l’orientation de ces œuvres. A cette responsabilité Cardijn devait travailler sous l’autorité d’un dominicain flamand, le Rutten qui avait été nommé responsable des œuvres sociales de l’ensemble de l’archidiocèse en janvier 1917 (Walckiers 1981: 291).

Parmi ses responsabilités, Cardijn avait celle des syndicats chrétiens de Bruxelles, avec un large éventail de services qui y étaient associés, coopératives etc. Ayant trouvé de la corruption dans le mouvement syndical de Bruxelles, Cardijn n’hésita pas à user de son autorité pour exiger sa dissolution et sa réorganisation dans une nouvelle Fédération bruxelloise des syndicats chrétiens (Walckiers 1981: 279). C’est au sein de cette nouvelle organisation qu’il trouvera un partenaire dans la personne d’Herman Vergels et qu’il deviendra proche d’Hendrik Heymans, alors président de la Confédération des syndicats chrétiens (Walckiers 1981: 314).

Après la guerre, c’est avec ces personnes que Cardijn établira la Centrale Chrétienne du Travail comme quartier général pour les œuvres sociales dont il avait la charge (Walckiers 1981: 325). Il y sera lancé en 1919 un journal quotidien, Le Démocrate, sous la responsabilité du père Rutten et avec la collaboration d’Hendrik Heyman et de son frère Georges Heyman (Walckiers 1981: 340). En plus du nom du journal, qui évoque déjà suffisamment celui de La Démocratie des sillonistes français d’avant la guerre, il faut remarquer que tous ces gens semblent avoir eu des liens avec le mouvement de Marc Sangnier – autant d’indicateurs supplémentaires de la forte influence silloniste qui a du s’exercer en Flandres.

De plus, en 1919, le même groupe de personnes lanceront un parti politique à Bruxelles, le Christene Volkspartij – Le Parti populaire chrétien (Walckiers 1981: 362). Ce sera un parti essentiellement flamand, il gagnera deux sièges aux élections de 1919, dont un pour Herman Vergels.

UN MOUVEMENT EN CONSTRUCTION 1919 – 1925

UN NOUVEAU PARTENARIAT APRES LA GUERRE

Ayant tous deux survécu à la guerre, Cardijn et Tonnet pouvaient finalement commencer leur partenariat après la démobilisation de Tonnet en août 1919. S’appuyant sur le Syndicat des apprentis qui avait été fondé à Laeken Durant la guerre, ils commencèrent à lancer d’autres groupes à l’intérieur et aux alentours de Bruxelles sous le nom de La Jeunesse Syndicaliste (Walckiers 1970: xix). Cardijn est tombé malade à la fin de 1919 et il a été envoyé pour récupérer à Cannes de décembre 1919 à janvier 1920. Ses lettres à Tonnet nous donnent un bon aperçu de sa vision : Le travail à réaliser doit ‘surtout éducatif’, il doit former ‘de vrais apôtres’:

‘Et surtout de l’esprit d’apostolat, de conquête, d’audace : jeune et ardent! Mon Dieu, si je pouvais m’y consacrer!! Si jamais le bon Dieu demande ce sacrifice, ce sera rude!! Et pourtant, il ne faudra pas le refuser!’ (22 Décembre 1919 in Walckiers 1970: 4).

‘Tous les moyens doivent être employés pour la créer : conversations isolées, récits, lectures, causeries, promenades, peut-être parfois un apôtre étranger…’

‘Et il faut vouloir les embellir, à tout point de vue, au point de vue social, matériel, intellectuel, moral, esthétique autant qu’au point de vue social! Je n’ai jamais compris comment on pouvait séparer ces choses : ne sommes-nous essentiellement un, et les sources d’émotions les plus nobles ne sont-elles pas imbibées de beauté!’ (3 Janvier 1920 in Walckiers 1970: 9)

‘Avoir quelques jeunes ouvriers, une cinquantaine qui soient épris de l’idéal, et qui ne reculent devant rien, et qui aillent à la conquête de toute leur âme, et qui fassent don de tout, de tout ce qu’ils ont, de tout ce qu’ils sont, de leur cœur pour aimer, de leur intelligence pour comprendre, de leurs bras pour lutter, de leur argent s’ils en ont pour tout mettre en commun. Prions beaucoup pour cela! Quand un mouvement mérite d’avoir de bonheur-là, il est victorieux! Regardez le Sillon! Et puis le nôtre est plus vrai, il est plus ouvrier, il est plus pauvre! … Oui, un sacerdoce laïc. (12 Janvier 1920 in Walckiers 1970: 13)

Ce que nous découvrons ici c’est la vision d’un apostolat, total ardent – ‘de toute leur âme’ – utilisant toutes les formes possible de conquête. Où trouver un exemple de cet apostolat ? Dans le Sillon ! Mais même le Sillon n’est pas allé assez loin, et le mouvement devra être ‘ plus vrai’, ‘plus ouvrier’ et ‘plus pauvre’. Même la possibilité du sacrifice ultime est ici évoquée: fermeture, soumission à la manière du Sillon. En d’autres mots, l’essentiel pour ce mouvement sera d’être encore plus silloniste que le Sillon.

LA JEUNESSE SYNDICALISTE

Ainsi se présente la vision qui inspirera le nouveau mouvement de La Jeunesse Syndicaliste. Comme pour l’esprit qui l’anime il empruntera et élaborera ses méthodes de formation et de coordination à celles héritées du Sillon. Comme nous l’avons vu plus haut, elles se baseront sur l’enquête, le cercle d’étude, et seront coordonnées par un “cercle d’étude central » tout comme au Sillon quelques vingt années plus tôt. (Cf. Caron 1967: 139).

Et s’il nous faut des preuves supplémentaires, c’est le journal de ce nouveau mouvement, appelé aussi La Jeunesse Syndicaliste qui nous les fournira: Edward Montier y est cité, ainsi que Henry du Roure, et l’abbé Desgranges (ancien prêtre sillonniste de Limoges), et l’abbé Beaupin. L’autorité de Marc Sangnier y est invoquée, comme celui qui a bâti le Sillon sur ‘la première pierre’ d’un cercle d’étude.

On y trouve toutes les techniques de ‘formation complémentaire’ du Sillon : ouverture de bibliothèques, ‘promenades artistiques et scientifiques’, fondation de services pour les jeunes travailleurs…

LA VISITE DE MARC SANGNIER EN 1921

En 1921 Cardijn était prêt à inviter le premier ‘apôtre étranger’ à Bruxelles, qui ne pouvait évidemment être que Marc Sangnier. Nous disposons d’un bon nombre de documents sur cette rencontre, en provenance de Cardijn lui-même, et aussi de Sangnier et Paul Tschoffen.

Le premier d’entre eux est le discours d’accueil de Cardijn du 5 février 1921 que nous avons déjà cité un bon nombre de fois. C’est un témoignage émouvant, et il est significatif qu’il est un des rares discours de cette période que Cardijn a gardé dans ses archives. Il n’y tarie pas de louanges :

‘Depuis des années je ne cesse dans des cercles d’études, dans des conférences, dans des conversations intimes de citer en exemple la vie, l’ardeur, l’apostolat, l’idéal démocratique du Sillon et de son fondateur. Ils auront voulu m’imposer cet aveu public de notre admiration enthousiaste pour l’éloquent promoteur du plus bel élan de foi et d’apostolat que la France ait connu depuis la révolution.’ (Cardijn 1921: AC 130)

Après avoir rappelé quelques événements, il poursuit :

‘Si j’ai rappelé ces détails, c’est qu’ils sont l’histoire de tant d’amis inconnus et obscurs que vous comptez dans tous les pays du monde, car c’est le privilège et la récompense du semeur d’idéal de vie de ne pas pouvoir limiter le champ qu’il ensemence, ni contraindre la portée de son geste de fécondité. Le vent du large et les oiseaux du ciel emportent la semence et la déposent parfois bien loin, dans un champ où la rosée de Dieu la féconde et la multiplie. Et voilà, comment il se fait, Monsieur, que dans cette Centrale Chrétienne de Travail, vous ne comptez que des amis, et comment sous une autre forme, peut-être, mais avec le même esprit s’élabore et grandit cet effort collectif pour porter aux maximum la conscience et la responsabilité morale23, comme politique de la classe ouvrière, et pour enlever dans notre société les obstacles, d’ordre économique, d’ordre politique, moral, intellectuel et religieux qui empêchent l’éclosion et le parachèvement de cette conscience et de la responsabilité du plus humble des citoyens populaires.24

Sangnier devait écrire à propos de cette rencontre avec Cardijn :

‘Les paroles que prononça pour me saluer M. l’abbé Cardijn étaient tout animées du plus pur esprit des “beaux temps du Sillon”. Il célébra l’œuvre accomplie par nos amis et rattacha sans hésitation et avec reconnaissance son mouvement à nôtre… Avant ma conférence, j’ai diné dans l’intimité avec M. l’abbé Cardijn et M. Herman Vergels, député démocrate chrétien. Vraiment, je me serais cru dans la plus intime réunion de camarades.

Et je pensais qu’à Varsovie, et jusqu’en Lituanie j’avais rencontré des sympathies semblables, aussi anciennes, aussi informées de notre effort et se rattachant aussi directement à la magnifique explosion de vie morale et sociale de notre vieux Sillon.’ (L’Ame Commune, 16 February 1921)

Un fois encore le texte parle de lui-même. Il est intéressant de noter qu’au cours de ce même voyage in Belgique Sangnier devait visiter un bon nombre de villes. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’il alla au vieux centre silloniste de Liège. Mais il visita aussi Louvain où il prit la parole devant des groupes d’étudiants, probablement rassemblés par la Jeunesse Sociale Catholique – à laquelle Cardijn était étroitement associé et où un étudiant en droit, Jacques Basyn jouait un rôle de premier plan – pour exposer les dangers que présentait l’Action Française25. Il a aussi visité Mons où il paraissait avoir des contacts, peut-être avec le ‘Boerenbond’ qui était aussi proche de Cardijn.

Cardijn et ses collaborateurs garderont le contact avec Sangnier et son mouvement. A partir de 1921 Sangnier organisa une série de Congrès International Démocratique de la Paix. Nous trouvons parmi les inscrits au second congrès de 1922 les noms de Cardijn, Henry Heyman, le sénateur Albert Carnoy, professeur de philosophie à Louvain et candidat politique du Boerenbond et Melle de Coster, une femme qui avait consacrée toute sa vie à l’apostolat social (IMS, unclassified). La session de ce congrès consacrée au rôle de la jeunesse et l’éducation était évidemment d’un intérêt tout particulier pour Cardijn. Heyman et Carnoy, ainsi que Jacques Basyn, participeront à un bon nombre de ces congrès, (Cf. Rapports de ces congrès, IMS).

Il est significatif de noter que le pape nouvellement élu, Pie XI, a envoyé sa bénédiction au second congrès, indiquant ainsi un clair retour en grâce de Marc Sangnier au cours de son pontificat.

EDWARD MONTIER ET ROBERT GARRIC

L’année suivante Cardijn et ses collaborateurs inviteront Edward Montier à Bruxelles pour une tournée similaire qui sera suivie en 1923 par celle de Robert Garric, un proche, lui aussi de la ligne silloniste. Aucune de ces visites n’aura pourtant l’impact de celle de Marc Sangnier.

HENRY DU ROURE : UN MODELE DE PERMANENT

Il convient maintenant de noter le rôle important qu’a tenu dans le développement de la JOC l’exemple du secrétaire général du Sillon, Henry du Roure. Mort en héros au cours de la guerre, il était naturel que son exemple ait une signification toute particulière pour le soldat qu’avait été Fernand Tonnet.

Henry du Roure avait déjà publié avant la guerre une collection d’articles qu’il avait écrits dans différents journaux du Sillon. C’est après la guerre que son Journal Intime à été publié en 1921. Il a été suivi en 1923 par la parution de sa biographie rédigée par Léonard Constant, un philosophe ancien silloniste.

Il est clair que l’exemple de Roure a été important à la fois pour Cardijn et pour Tonnet.

‘Et s’il est un mot que nous osons faire nôtre, c’est celui que prononça en une occasion mémorable votre admirable et saint compagnon d’armes, Henry du Roure, qu’en ami sûr, nous chérissons et nous pleurons : Il faudrait, avait-il dit un jour, nous mettre à genoux pour dire les choses que nous avons aimées.’ (Cardijn 1921: AC 130)

Cardijn cite ici un texte d’Henry du Roure tiré d’une lettre en date du 25 décembre 1910, trois mois après la condamnation du Sillon : ‘Nos rêves ont été si beaux, nos ambitions si nobles, nos naïvetés si généreuses! Tu t’en souviens ? Il faudrait se mettre à genoux pour dire tout ce que nous avons aimé…’ (Constant 1923: 103).

Le même passage sera cité plusieurs années plus tard par Fernand Tonnet dans une brochure destinée à honorer la mémoire d’un permanent de la JOC, Raymond Delplancq.

Un autre texte d’Henry du Roure qui restera important pour Cardijn est celui de son article sur la beauté morale du Sillon qui date de décembre 1908, et a été publié dans les Essais et Nouvelles de Roure. Il y écrit que :

‘Il faut nous demander les uns aux autres et nous imposer à nous-mêmes de ne pas trop organiser le Sillon, de ne pas assagir le Sillon, de ne pas embourgeoiser le Sillon. Qu’il reste une chose un peu folle, héroïque si l’on veut. Par lui il vaut mieux être broyé que gavé. Que les corps soient rudoyés pour que les âmes restent pures.’ (du Roure 1917: 181)

On retrouve Cardijn citant ce texte jusqu’en 1958, précisément à une époque où la JOC atteint sa pleine maturité comme mouvement international, et où il met en garde le mouvement contre tout embourgeoisement (Cardijn 1958: AC 12A). La figure d’Henry du Roure, permanent dévoué et héroïque du Sillon, restera un exemple permanent pour la JOC.

LA JEUNESSE SYNDICALISTE A L’EPREUVE

Le conflit avec l’ACJB

L’influence du Sillon sur le nouveau mouvement lancé par Cardijn et Tonnet se laisse voir aussi dans le conflit rampant qui l’a opposé à l’Association Catholique de la Jeunesse Belge fondée par l’abbé Abel Brohée, dont le président était alors Giovanni Hoyois. Le problème essentielle était celui de l’autonomie, un aspect cher aux sillonnistes qui ont toujours cherché à défendre leur autonomie vis-à-vis de la hiérarchie, et un aspect sur lequel Cardijn lui-même n’a jamais lâché prise.

Un autre problème rencontré par la Jeunesse Syndicaliste a été celui de son caractère soi-disant politique. Compte tenu de ses liens avec les syndicats et de la participation de Cardijn au Christene Volkspartij, il est facile de comprendre les critiques que cela a suscitées.

Il semblerait bien que les conflits précoces qui se sont manifestés entre la Jeunesse Syndicaliste et l’ACJB avaient des accents similaires à ceux qui eurent lieu en France entre le Sillon et l’ACJF. Les attaques de l’abbé Brohée rejoignaient les positions de la Revue catholique des idées et de faits, un journal réactionnaire publié par l’abbé Van Den Hout, qui était très proche de Charles Maurras et de l’Action Française. De plus, comme l’enquête de 1920-21 l’avait fait apparaître, il y avait chez les Etudiants Catholiques pas mal de sympathie pour Maurras. Nous trouvons d’ailleurs confirmation de cette tendance de l’ACJB dans l’émergence de Léon Degrelle à la tête du mouvement ‘Rexiste » quelques années plus tard.

Pour toutes ces raisons il est clair que dans l’esprit de Brohée, et de ceux qui se sont joints à ses critiques envers la Jeunesse Syndicaliste, le nouveau mouvement était tout proche du Sillon. Cela explique pourquoi ils s’attendaient, et ils espéraient, qu’il soit condamné. Lorsque la question a finalement été présentée au jugement du cardinal Mercier en 1924, il devait être évident pour toutes les parties concernées qu’il s’agirait d’une reprise du procès du Sillon d’avant 1910. A l’entrevue avec Mercier – ‘comme à un tribunal’- Cardijn était défendu par le père Rutten et le chanoine Douterlungne de Tournai, un diocèse où Cardijn a toujours trouvé un soutien, et, dit Cardijn, ‘Le Cardinal conclut par une sentence qui semblait être une condamnation de la JOC.’ (Cardijn 1958: AC 12A). Dans le contexte de l’époque et compte tenu de ses tendances politiques personnelles on peut difficilement être surpris de voir le cardinal Mercier conclure par le même jugement que celui qui avait contribué à la condamnation du Sillon quelques 15 années auparavant.

L’appel à Pie XI

Lorsque Cardijn fit sa célèbre visite à Rome en mars 1925 pour obtenir une approbation de la part du pape Pie XI nous le voyons chercher l’assistance de Mgr Gaston Vanneufville, celui-là même qui avait auparavant assisté le Sillon aux heures difficiles de 1910 (Caron 1967: 646 and 693; Fiévez and Meert 1978: 73). Originaire de la région lilloise, Mgr Vanneufville avait fondé avec le père Paul Six le journal La Démocratie Chrétienne. Aucun doute que le père Vermeesch, qui enseignait alors à l’université grégorienne y a aussi joué un grand rôle. (Fievez and Meert 1978: 73).

La grande différence entre 1910 et 1925 c’est évidemment Pie XI lui-même. Comme nous l’avons indiqué, il avait envoyé un message de soutien au Congrès de la Paix en 1922. Par ailleurs, le Saint Siège s’avançait déjà vers une condamnation de l’Action Française, qui tomberait deux ans plus tard. Il semblerait aussi qu’à ce moment il existait au Vatican un certain désir de voir le travail du Sillon relancé d’une manière ou d’une autre. Il semble qu’on y recherchait un « nouveau Marc Sangnier ». L’arrivée en scène de Cardijn pouvait parfaitement répondre à ce désir, et ceci d’autant plus qu’il était prêtre ! Et si donc on savait que Cardijn bénéficiait dans son travail du soutien ou de l’approbation de Sangnier, eh bien cela aussi pouvait finalement plaider en sa faveur.

Tous ces facteurs contribuent à expliquer le succès de Cardijn lors de sa visite au pape Pie XI en mars 1925, ce qui a permis de sauver l’avenir de ce tout nouveau né qu’était alors la JOC.

LA JOC ET PIE XI

Les visites annuelles de Cardijn

La décision de Cardijn de visiter Rome chaque année peut aussi s’expliquer en termes d’histoire du Sillon et d’influence de la part de Léon Harmel qui avait tellement insisté sur ce type de démarche. On découvre ici un autre exemple de la manière par laquelle Cardijn a cherché à impliquer la plus haute autorité de l’Eglise à chaque étape de la croissance et du développement du mouvement.

Le pèlerinage de la JOC à Rome

Il est poignant d’observer les ressemblances qui existent entre le premier pèlerinage de la JOC à Rome en 1929, et ceux du Sillon en 1903-1904. Il convient à ce propos de rappeler que Les beaux temps du Sillon de Gaston Lestrat ont été publiés en 1926 et qu’il semble que cet ouvrage ait servi, pour ainsi dire, de la feuille de route pour le pèlerinage jociste (Lestrat 1926). La grande différence entre les deux c’est que, tandis que le responsable du pèlerinage silloniste, Marc Sangnier, était un laïc, pour la JOC, ce rôle était maintenant tenu par un prêtre. Là où Marc Sangnier désirait prendre la parole, au milieu du Colisée, et avait été empêché de le faire, nous voyons désormais, dans une photo célèbre, Cardijn haranguer la foule des jocistes. Cette ‘cléricalisation’ était particulièrement évidente et pénible pour Fernand Tonnet, qui s’est trouvé exclu de l’audience privée avec le pape, à laquelle Cardijn a assisté seul. Cette cléricalisation, réelle ou perçue, semble avoir été la base du conflit qui s’est ensuite développé entre Tonnet et Cardijn en 1934-35 (Walckiers 1970: 178).

LE SILLON, LA JOC ET L’ACTION CATHOLIQUE

On peut aussi comparer les relations du Sillon et de la JOC avec l’Action Catholique. Avant l’élection de Pie XI en 1922, les publications de la jeunesse syndicaliste utilisent à peine le terme d’Action Catholique, qui, à cette époque, était lié aux éléments conservateurs du Parti Catholique et à l’ACJB. Cette situation correspond exactement à celle du Sillon en France qui entretenait la même méfiance envers toutes les organisations se réclamant de l’Action Catholique. Quand Pie XI introduisit ce terme dans son vocabulaire il en élargit la signification pour parler de la ‘collaboration’ ou la ‘participation’ du laïcat à l’apostolat de l’Eglise, adoptant ainsi un concept qui avait été avancé par les sillonistes quelques vingt années plus tôt.

Quoi qu’il en soit, même si la JOC était alors parvenue à ‘récupérer’ la hiérarchie grâce au soutien de Pie XI, elle allait courir le grand risque d’être elle-même ‘récupérée’ par la hiérarchie.

LE SILLON ET LA JOC INTERNATIONALE

LA JOC FRANCAISE

La première influence silloniste qui s’est exercée sur la JOC française est sans aucun doute celle du père Paul Six, qui a participé au premier congrès national de la JOC de Belgique en 1925 et a aidé au démarrage du mouvement dans le nord de la France. Emile Poulat croit de son côté qu’il y a en fait de nombreux exemples d’anciens sillonistes qui y ont aidé au démarrage du mouvement (Poulat in Delbreil 1997: 219).

Il n’y a pourtant pas de doute que l’influence silloniste la plus importante qui s’est exercée sur la JOC de France est venue de son aumônier fondateur l’abbé Georges Guérin, qui a appartenu au Sillon de Paris en 1909-10 (Pierrard 1997: 55). Bien qu’il dira plus tard qu’il n’avait pas trouvé ‘l’unité de vie que donne au jeune travailleur le mouvement jociste’ dans le Sillon, il n’y a aucun doute que cela l’a préparé à accueillir la JOC de Cardijn.

Un jésuite cette fois, le père Jean Boulier, qui n’était pourtant pas personnellement un ancien silloniste, reconnaît qu’il a été attiré par la JOC à cause de sa proximité avec Sangnier et le Sillon :

‘Sur le bureau de Tonnet, voisin de celui de Cardijn, je voyais avec étonnement une photographie de Marc Sangnier. Tonnet puisait son inspiration dans les publications du Sillon. Cela me parut un bon signe et nous fûmes vite amis’ (Boulier 1977: 79).

Finalement il convient de signaler le discours fameux de Cardijn à Reims en 1927 à un Congrès d’Œuvres Ouvrières devant un public qui comprenait le cardinal Luçon, celui-là même qui avait engagé la bataille finale contre le Sillon en 1909. Si le discours passionné de Cardijn, connu sous le nom de ‘baptême de Reims’, amena le public, y compris le cardinal, au bord des larmes, c’est aussi qu’il était essentiel pour Cardijn de gagner le soutien de Luçon pour la JOC (Cf. Debes and Poulat 1986: 15).

La filiation silloniste de la JOC a été parfaitement reconnue, au moins jusque dans les années 30. Le cardinal Verdier l’a rappelé spécifiquement en 1931. Et, au fameux rassemblement du 10ème anniversaire de la JOC française en 1937 c’est Mgr Gerlier, ancien président de l’ACGF, qui vint féliciter Marc Sangnier qu’il avait aperçu : ‘Sois heureux ce soir, Marc, car tu es un des grands ouvriers de ce spectacle’.

LA CROISSANCE DE LA JOC

Tout comme des sillonistes avaient joué un rôle dans la construction de le JOC en Belgique et en France, il semble bien que d’autres aient aussi participé ailleurs à l’implantation du mouvement. Une fois encore Eugène Beaupin semble avoir joué un rôle spécifique à ce propos. Vers la fin de sa vie, en tant qu’éditeur des Amitiés Catholiques Françaises, un bulletin international et une association qu’il présidait il ne s’est pas contenté de publier des articles au sujet de la JOC, mais il a envoyé avec son association des livres dans différents pays du monde. Il est probable par exemple que c’est de cette façon que le message de la JOC est parvenu en Australie26.

On trouverait sans aucun doute bien d’autres histoires similaires, peut-être au Québec, en Suisse etc.

LE PREMIER CONGRES INTERNATIONAL 1935

Compte tenu de tous ces événements peut-on sérieusement se demander si la date choisie pour l’ouverture du premier congrès international de la JOC, le 25 août 1935, 25ème anniversaire de l’encyclique du pape Pie X contre le Sillon, n’a été due qu’au hasard?

Pour répondre à cette question nous pourrions aussi nous souvenir de la date de la bénédiction des drapeaux de Quiévrain en 1912, et de celle choisie pour la lettre du cardinal Andrieu contre l’Action Française en 1926…

Il semble bien que le choix de cette date indique la conscience que la première génération de jocistes avait de sa dette envers le Sillon qui l’avait précédée et lui avait ouvert la voie vers un succès qui lui avait été interdit.

Par ailleurs, il n’y a aucun doute que Pie XI lui-même avait pleinement conscience de l’importance de cette date. Le fait qu’il ait choisi la date du 19 août 1935 pour sa Lettre Autographe to Cardinal Van Roey, qui, je prétends, forme la base du statut canonique de la JOCI, est absolument significatif. En un sens cette lettre marque la réhabilitation du projet silloniste réinterprété désormais par Cardijn dans la JOC.

Cette date de 1935 devait être perçue comme un message code, un appel aux armes, pour tous ceux qui avaient vécu l’expérience de la condamnation. L’annonce qu’ils pouvaient désormais officiellement reprendre le travail qui avait été suspendu le 15 août 1910.

Pour moi cette date comporte une sorte de signification spirituelle que, je crois, partageaient aussi Cardijn et bien d’autres autour de lui. De bien des manières, c’est la “condamnation” du Sillon, et sa “soumission” qui ont permis l’existence de la JOC. D’un côté la soumission du Sillon avait désarmé ses adversaires – elle prouvait sa fidélité – et, par ailleurs, sa disparation créait le besoin d’une succession auquel la JOC a été capable de répondre27. Enfin elle donnait à Cardijn la possibilité de démarrer à neuf. Pour toutes ces raisons je pense que Cardijn a du percevoir que la condamnation et la soumission du sillon ouvrait la voie à la JOC. Pour moi le choix de la date du 25 août pour fonder la JOCI en est un témoignage éloquent.

LE DEVELOPPEMENT DE LA JOC

VERS ROME 1957

On continue de trouver des traces de l’influence du sillonisme dans la JOCI tout au long de la période 1935-1957.

LA DOCTRINE DE LA JOC

Il est significatif que de nombreux articles-clés de Cardijn ont abondamment puisé aux doctrines du Sillon. Dans son Laïcs en premières lignes, qui est une collection de ses principaux articles entre 1930 et 1960, nous trouvons un bon nombre d’entre eux qui s’inspirent des sources du Sillon.

L’article, Le laïcat, qui a été publié en 1935 semble avoir emprunté bien des choses aux doctrines de Louis Cousin dans sa Vie et Doctrine du Sillon qui avait été publié en 1906. L’insistance de Cousin sur le fait que l’action des laïcs ‘s’exerce sur le terrain laïque’ (Cousin 1906: 54) coïncide précisément à celle de Cardijn à propos de ‘l’apostolat laïc, propre aux laïcs’. Même l’insistance de Cardijn sur l’importance du rôle du prêtre est en accord avec les positions de Sangnier et Cousin qui voyaient le rôle du prêtre comme celui d’un ‘garant’ du mouvement.

Pourtant, comme toujours, Cardijn pousse les doctrines de Cousin plus avant. Alors que Cousin organise encore sa réflexion théologique sur le laïcat en terme de ‘spirituel-temporel’, dans le carde d’une ‘double société’, Cardijn rejette totalement cette dichotomie. Préférant souligner la continuité entre la vie sur cette terre et l’au-delà’

Par rapport à un autre important aspect qui faisait l’objet de multiples controverses en 1950, celui d’un mouvement conçu comme un mouvement d’élite ou un mouvement de masse, Cardijn dans son article la formation de l’élite de 1954 puise une nouvelle fois dans la conception du Sillon, optant pour la formation d’une élite à partir de la masse, qui sera capable en retour d’agir dans la masse comme le levain dans la pâte (Cousin 1906: 142).

MISE EN PLACE DES STRUCTURES DE LA JOCI

L’influence silloniste est aussi évidente dans les préoccupations qu’exprime Cardijn avant le Conseil de 1957, d’éviter de surcharger les structures du mouvement. On y retrouve là encore comme un écho de ce qu’exprimait Marc Sangnier en 1906:

‘Décrire ce qui est vivant, c’est-à-dire complexe et mystérieux ; préciser en un corps de doctrine des conceptions et des idées toutes spontanées, rattachées surtout les unes aux autres par une profonde amitié de sentiment ; expliquer la force et l’intime puissance d’une amitié, puisque le Sillon est une amitié : cela est une œuvre ardue et périlleuse. J’avoue, pour ma part, que je n’eusse pas osé l’essayer.’ (Sangnier, Préface to Vie et Doctrine du Sillon (Cousin 1906)

Dans ce passage, souligné dans l’exemplaire du livre que Cardijn possédait, Sangnier exprimait ses craintes envers une ‘sur-structuration’ du Sillon et une ‘rigidification de sa doctrine’. Il félicite alors Cousin pour avoir réussi à l’éviter.

On trouve encore Cardijn qui cite la préoccupation d’Henry du Roure à propos des risques ‘d’embourgeoisement du mouvement’.

Je pense qu’on peut aussi repérer l’esprit silloniste de Cardijn dans ses réticences à codifier les relations de la JOC avec le Saint Siège au moment des négociations du premier protocole.

LECONS ET DEFIS EN PROVENANCE DU SILLON

Il y a bien d’autres aspects que nous pourrions ici aborder par rapport aux questions et leçons qui nous viennent du Sillon: son expérience à rejoindre des protestants, et même des musulmans, ses méthodes d’organisation, ses exigences en terme de participation financière, les méthodes de vente de ses publications, le dévouement de ses permanents et bénévoles.

En fait nous pourrions déjà y lire à l’avance les crises qui secoueront plus tard la JOC. La crise du Sillon d’Hellencourt de 1905 en est un parfait exemple: les tensions entre étudiants et travailleurs, les problèmes d’orientation par rapport au rôle des services dans le mouvement, le degré de structuration du mouvement, les problèmes de personnes etc.

Le Sillon pose déjà le problème des relations entre un mouvement apostolique et le domaine politique, ainsi que celui des relations d’un mouvement de ce type avec l’Eglise…

Si, comme Cardijn l’affirmait si souvent, la JOC doit toujours démarrer à neuf, alors elle se doit de redémarrer dans le sillon où elle a naguère germé – le Sillon de Marc Sangnier.

APPENDIX I: QUELQUES DATES CLES DANS L’HISTOIRE DU SILLON

1893: Marc Sangnier, Étienne Isabelle and others create a students group called the Crypt at the Stanislas College in Paris. Their objective is to bring the Church and People together in light of Rerum Novarum and to build democracy in France.

1894: Foundation of the magazine Le Sillon by Paul Renaudin and other members of the Crypt. Its early orientation is literary, philosophical and social.

1897-8: The members of the Crypt launch a campaign to establish Study Circles for young workers and students especially within the existing network of youth clubs (patronages). They begin to develop methods of action and reflection on life and on the gospel, which seem to be an early form of the Review of Life and Worker Action method.

1899: The movement in the process of being formed takes the name of the journal, Le Sillon.

1902: First Congrès National de Cercles d’Études in Paris organised by the Sillon open to all such study circles.

1903: First major public debates, the night of the Mille Colonnes-Meeting Sanglant event. First pilgrimage to Rome with Leon Harmel.

1905: A decision is made that the congresses will henceforth become National Congresses of the Sillon. The d’Hellencourt Crisis takes place concerning the student-worker character of the movement, the role of services in the movement and the degree of organisation necessary. Fortnightly and later weekly newspaper started, L’Éveil Démocratique.

1906: The opening out of the Sillon to other denominations and even Muslims. The ‘politicisation’ of the Sillon as they see the need to get involved politically in face of the anti-clerical and socialist forces on one side and the reactionary Catholic and Action Française forces on the other.

1907: Development of cooperatives, campaigns on issues, e.g. domestic work, etc. Conflict with ‘clericalisation’ of Sillon, i.e. control by priests.

1909: Beginnings of crisis with clash with Cardinal Luçon at Reims and other bishops.

1910: Encyclical Notre Charge Apostolique of 25 August which condemns sillonnist conception of democracy, and calls for resignation of leaders and episcopal control, followed by ‘submission’ of sillonnists who close down the movement rather than compromise its character. Foundation of newspaper La Démocratie.

APPENDIX II: THE SILLON IN BELGIUM

A. VECTORS OF TRANSMISSION

Although study circles and formation programmes for young workers had existed in Belgium since the 1860s, the new orientations and methods developed and promoted by the Sillon in France from 1897-98 rapidly crossed the porous northern border.

First, it seems clear that Sangnier had already himself visited Belgium before 1900, where he had made contacts with the Catholic democrats grouped around Henri Carton de Wiart and his wife28. Father Arthur Vermeesch, the Jesuit sociologist and canonist, and author of an important Manuel social mentions the creation of study circles in Brussels under the leadership of M. Carton de Wiart, the methods of which show a clear sillonnist influence29.

Léon Harmel, a strong and early supporter of the Sillon, was also certainly a second channel of transmission of sillonnist methods. Paul Tschoffen, a young lawyer from Liège had met Marc Sangnier at a summer social formation programme at Harmel’s Val-de-Bois property in the late 1890s30 (Letter from Paul Tschoffen to Marc Sangnier, 21 February 1900, IMS unclassified). As an outcome of this meeting, Sangnier visited Liège in March 1901 at the invitation of the Société Générale des Étudiants Catholiques, a group of Christian democratic students led by Tschoffen (Gérin 1959: 259). Over the next two years later the same students would found a number of study circles, one of which would become the Sillon de Liège, in which Professor Godefroid Kurth was enrolled as an honorary member. Each month the Sillon would organise meetings on social questions, e.g. the need for Sunday rest, in support of striking workers, etc. (Gérin 1959)

A third vector of transmission of the Sillon to Belgium was probably the large number of religious who were forced out of France by the policies of the anti-clerical French government.

The universities seem to have been a fourth vector of transmission of sillonnist ideas. The Sillon seems to have had a certain influence at the University of Ghent.

There was also probably some direct transmission of sillonnist influence across the border, especially in the Lille-Roubaix-Tourcoing region, where the Sillon had a strong presence31, and which is only a few kilometres from Tournai, which was a stronghold of social action in Belgium. Moreover, one of the most famous of the Sillon’s public debates took place between Marc Sangnier and the socialist, Jules Guesde, at Tourcoing on 9 March 1905 before a crowd of 2-3,000 people.

Thus, although the history of the Sillon in Belgium has not yet been fully documented, it seems clear that the new movement had managed to achieve rapid a rapid penetration of its ideas by 1905.

B. ‘DU SILLON’ OR ‘EN RELATION AVEC LE SILLON’

As in France, the Belgian groups who were influenced by the Sillon can be divided into two broad rather imprecise categories. The first smaller category comprised those who identified themselves as belonging to the Sillon, i.e. du Sillon and the second category consisted of those who had adopted some sillonnist notions and were to some degree ‘en relation’ with the Sillon.

The Sillon de Liège is an example, perhaps the only one in Belgium, of the first category. It continued to develop links with the Sillon Central in Paris. In 1908, for example, we find Paul Tschoffen presenting a report to the Sillon National Congress on the democratic movement in Belgium (Report of the VII Congrès National du Sillon 1908: 13). The journals of the French Sillon also contain occasional reports and articles from Liège. The Liège sillonnists also maintained relations with the sillonnists of the North of France, contributed to the journal A la Voile.

The groups associated with Carton de Wiart in Brussels were examples of the second category., and no doubt there were others as well. A young priest, Jean-François Van Den Heuvel even started children’s groups applying the sillonnist methods in a Brussels parish (Vermeesch 1908).

APPENDIX III: LE SILLON ET LA JOC EN 5 ÉTAPES

1903-10: La découverte du Sillon par Joseph Cardijn: Le Sillon commence à avoir un rayonnement en Belgique dès 1900. En 1903, Cardijn découvre ce mouvement à travers ses publications et ses actions, par exemple, le Meeting Sanglant. Il participe dans un Cercle d’Études au Grand Séminaire qui semble très proche du Sillon dans son orientation. En 1906, il y avait une tentative non-avenue de créer un Sillon à Malines. Cardijn visite la France en 1907 où il rencontre le Sillon du Nord et participe dans une grande réunion publique à Amiens. Le Sillon ‘soumit’ à la décision de Pie X dans son encyclique, Notre Charge Apostolique du 25 août 1910. Grand impact sur Cardijn de cette soumission.

1912-18: Les oeuvres de Laeken: Pour organiser les oeuvres féminines dans la paroisse, Cardijn choisit de travailler avec Victoire Cappe, elle-même formée dans les méthodes sillonnistes. Il rencontre Fernand Tonnet, qui a travaillé avec les méthodes sillonnistes à Quiévrain, et qui a fondé un groupe de Jeunes Gardes le 25 août 1912. Ils modifient l’orientation du Sillon en mettant en avant les aspects ouvrier et jeune. Ils précisent les méthodes de formation du Sillon.

1919-25: Lancement d’un mouvement : La Jeunesse Syndicaliste s’organise sur base de la méthodologie sillonniste. La JS se trouve devant les mêmes problèmes que le Sillon: l’autonomie, les attaques des conservateurs (Action Française), le menace d’une condamnation. Mais la JOC est sauvé par Pie XI, qui est sympathique au Sillon, qui cherche un successeur à Marc Sangnier, et qui rédéfinit l’Action Catholique en termes du projet sillonniste: la participation et la collaboration des laïcs dans la mission de l’Église.

1925-35: Extension internationale de la JOC : La JOC se développe en s’appuyant en partie sur le réseau des sympathisants du Sillon, en Belgique, en France et même plus loin. La JOC choisit la date du 25 août 1935 pour ouvrir son premier congrès international à Bruxelles. Lettre Autographe de Pie XI pour consacrer cet événément.

1935-57: Développement de la JOCI : Cardijn repense la JOCI en termes de la doctrine, les méthodes et des structures du Sillon. Date d’ouverture du Premier Conseil Mondial à Rome le 25 août 1957.

Stefan Gigacz

Traduction française: Jean-Marie Dumortier

BIBLIOGRAPHY

LE SILLON

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DU ROURE Henry, Lettres précédées d’un journal intime, 2 tomes, Plon, Paris, 1921, 257p. + 219p.

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GALLIOT Simone & Hélène, Marc Sangnier (1873 – 1950), Chez les auteurs, Le Mans, 1960, 144p.

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WALCKIERS Marc, Joseph Cardyn, jusqu’avant la fondation de la JOC,Vicaire de Laeken, 1912-1918, directeur des oeuvres sociales de Bruxelles, 1915-1927, thèse de doctorat en philosophie et lettres, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1981, 465p. (WALCKIERS 1981)

WALCKIERS Marc, Sources inédites relatives aux débuts de la JOC 1919-1925, Nauwelaerts, Louvain-Paris, 1970, 213 p. (WALCKIERS 1970)

NOTES

1. Le principal collaborateur laïc du pic du père Fr Six a été le syndicaliste Jules Decoopman.

2. Walckiers donne le 25 mai 1903 comme date où Cardijn a reçu le télégramme annonçant la maladie de son père (Walckiers 1981: 47) tandis que Fiévez & Meert donne celle du 24 mai comme date de son décès (Fiévez & Meert 1978: 21)

3. ‘Nous voulons nous approcher du peuple pour qu’il participe à l’œuvre de la rénovation qui sans lui ne se fera pas. Christ et le peuple – ces deux mots pourraient être la devise de la Crypte… La démocratie est la responsabilité de tous…’ (Le Sillon 1898: 714-716).

4. En France, le Sillon a une politique explicite de pénétrer dans les séminaires, il n’est donc pas surprenant, dans la mesure où il était aussi présent en Belgique, que nous constations le même phénomène à Malines.

5. Van Den Heuvel a commencé à fonder des cercles d’études pratiquement immédiatement après son arrivée en paroisse (Appendix I). Prims, plus tard, est devenu l’éditeur d’un magazine consacré à l’action sociale. In 1912 -13, il a aussi pris part dans une série de débats publics avec les meneurs socialistes, Hendrik De Man et Camille Huysmans, qui rappelaient le débat Sangnier-Guesde de 1905. Jean Belpaire, qui est resté proche de Cardijn toute sa vie, a plus tard participé à au moins un des Congrès de la paix organisés par Sangnier (IMS, Enrolment forms, 1922 Peace Congress).

6. Il reproche à l’un de ses professeurs, Mgr Simon Deploige, d’être un “dilettante’, un terme qu’il emprunte au vocabulaire de Léon Ollé-Laprune pour signifier son manque d’engagement personnel (Walckiers 1981: 104).

7. L’exemplaire du livre de Marc Sangnier Esprit et Méthodes du Sillon, publié en 1905, qui appartenait à Cardijn porte le cachet de Louis Winnaert.

8. Notons que les fondateurs des Semaines Sociales de France comportaient deux professeurs de droit de Lille, Eugène Duthoit et Adéotat Boissard, qui étaient très proches du Sillon, et avaient comme organisateur Marius Gonin un homme originaire de Lyon qui venait de séparer tout récemment du Sillon (Caron 1967).

9. Beaucoup des intervenants dans le programme étaient membres du Sillon ou lui étaient associés. Marcel Lecoq, directeur du Bureau Social du Sillon, responsable des coopératives du Sillon, y a parlé des lois du travail en France. Le professeur Max Turmann, qui a joué un rôle clé dans la réorientation du travail d’éducation de la jeunesse dans les patronages et le sillon de Fribourg y a abordé le sujet des coopératives de production. Turmann a de toute évidence impressionné Cardijn, qui fit des plans pour lui rendre visite, une visite qu’il n’a pu finalement réaliser. Le professeur Émile Chénon, professeur de droit à Paris, qui avait donné aux sillonistes un cours d’histoire sur les relations de l’Eglise et de l’Etat, y était intervenu sur L’action de l’Eglise. Chénon a certainement impressionné Cardijn, qui écrit: ‘M. Chénon a donné une magnifique synthèse des influences et théories de l’Église sur l’individu, la famille et la société.’ Plus tard Cardijn acheta son livre, L’Action Sociale de l’Église, dont l’exemplaire est abondamment souligné. Par contre, le professeur Joseph Brunhes, un autre sillonniste, avocat à Dijon, – ‘un esthète un peu superficiel’ – ne l’a de toute évidence pas vraiment impressionné !

10. Pierre Bayart écrira plus tard le livre, L’Action catholique spécialisée, qui a été très apprécié par Cardijn pour sa justification des principes de la JOC. Rien n’indique cependant que Cardijn ait rencontré Bayart en 1907.

11. Marc Sangnier adoptera cet objectif pour le Sillon dans les termes suivants : ‘… au Val-de-Bois, nous cherchions les moyens de produire l’organe laïco-ecclésiastique résultant, de l’élément ecclésiastique et de l’union des deux, sans confusion ni division’ (Caron 1967: 68). Harmel avait obtenu l’approbation de Léon XIII pour son concept de partenariat prêtres-laics (Cf. Molette 1968: 179). Il est important de souligner ici que Harmel n’était pas un défenseur du ‘cléricalisme’. Au contraire il avait été lui même diffamé pour sa vision et ses méthodes, en particulier par l’antimoderniste Mgr Turinaz de Nancy, qui deviendra un défenseur réactionnaire de l’Action Française. Harmel avait, en fait, initié un procès canonique auprès de Pie X pour contrecarrer ces attaques (Guitton 1927: T. 2, 211).

12. Il convient de noter aussi que les deux volumes de Georges Guitton sur la biographie de Léon Harmel, où sont rappelés en détail les conseils d’Harmel au Sillon, ont été publiés en 1927, une date qui coïncide précisément avec le début des visites annuelles de Cardijn au Saint Siège.

13. Victoire Cappe (1886-1927) est née dans une famille franc-maçonne où le père avait interdit l’instruction religieuse. Elle s’est convertie au catholicisme à l’âge de 15 ans, vers 1901. Avec ses traditions familiales mettant en valeur les notions de liberté et de responsabilité sociale elle s’est rapidement intéressée à l’enseignement social de l’Eglise.

14. Déjà en 1899, Marc Sangnier avait présenté la méthode de base du Sillon de la manière suivante : ‘Tout citoyen doit : 1° Connaître l’état de sa patrie; lorsque la situation est mauvaise, il doit 2° chercher les remèdes; enfin, les remèdes trouvés il doit 3° agir. (LS 1899: 306). En outre, les Cercles d’Etude du Sillon avait élaboré une méthode pour rapporter et discuter les ‘faits de vie’ dès 1898 sinon plus tôt, comme l’indiquent ces extraits des journaux Le Bulletin de la Crypte et Le Sillon :

‘Nous voulons agir… Nous sommes ici pour nous préparer à la vie active. Quels moyens avons-nous de nous préparer? Il y en a deux : la pratique et la réflexion secondée par l’étude… C’est en agissant déjà qu’on apprend à agir… (Bulletin de la Crypte,10 janvier 1898, No. 1)

‘Dès lors, on ne discute pas sur des sujets abstraits et vagues, car ces jeunes gens qui viennent d’être mis en face des réalités de la vie, viennent dire à leurs camarades ce qu’ils ont vu, ce qui les a frappés; ils leur racontent ce qu’ils font eux-mêmes soit dans les patronages, soit dans les cercles d’ouvriers’ (Bulletin de la Crypte, 1898, No. 11: 184).

‘Pour notre travail en commun, écrivions-nous à nos amis “il faut que nous apportions des ‘faits caractéristiques’, c’est-à-dire non pas les détails instructifs et curieux que recherchent le spécialiste et le savant, mais des faits précis d’un caractère général, susceptibles de montrer les grands traits d’une question, sa nature propre et sa connexité avec les autres problèmes moraux et sociaux, en un mot d’éveiller une idée féconde à notre point de vue’ (Le Sillon 1898: 708).

15. Eugène Beaupin a publié nombre de livres, y compris L’Éducation sociale et les Cercles d’Études (Beaupin 1911), où le chapitre 5, L’Effort Personnel est subdivisé de la manière suivante :

Le travail personnel – Tout membre d’un Cercle d’études doit lire, écrire, réfléchir personnellement;

Une discipline de vie – L’emploi du temps. – Les lectures, comment d’en tirer profit.

III. Une méthode de formation personnelle – L’éducation du jugement. – L’observation de la vie. – La leçon des voyages.

IV. Pour juger sa vie

Conclusion: Pour juger son action.

De nouveau nous voyons ici combien nous sommes proches du « voir-juger-agir » même si nous n’y sommes pas encore tout à fait arrivés.

16. L’attitude de la branche féminine du Sillon est illustrée par Marguérite Gény-Renard de Nancy, qui déclare :

‘Mon Sillon à moi, vois-tu, ce serais comme idéal l’accomplissement plus généreux de mon devoir de femme, l’acceptation plus résignée de la volonté de Dieu, plus d’aménité dans mes relations. Mais toutes ces discussions, non, vois-tu, cela ne me dit rien. Dans la mesure où je le puis, aider des autres à faire leur devoir, à réaliser en eux ce que je veux faire pour moi-même, voilà ce que je voudrais comme apostolat.’ (Renard 1934: 60)

Mariée au responsable sillonniste, Georges Renard, Marguerite Renard semble aussi avoir eu une influence en Belgique (Renard 1934).

17. Cela ne veut pas dire que les sillonistes not eux-mêmes inventé toutes ces méthodes. Mais il parait clair que l’explosion du nombre de cercles d’études qui s’est produite en France et au-delà à partir de 1898 est due pour une large part à la campagne lancée par le Sillon. C’est à la suite de ces expériences que Cappe et Cardijn ont pu progressivement adopter et développer leur propre méthode.

18. Né à Molenbeek, une banlieue de Bruxelles, le 18 juillet 1894, Fernand Tonnet est mort en février 1945.

19. Il convient de noter que la Jeune Garde Catholique de Belgique, fondée à Mons en 1886, précédait la Jeune Garde du Sillon, fondée à la fin de 1901, quelques mois après la visite de Marc Sangnier en mars 1901. Il semble probable que Sangnier s’est inspire de la Jeune Garde belge, même s’il en développa la conception beaucoup plus avant. Il est intéressant de noter que l’objectif spécifique des membres de la jeune Garde belge était de ‘se rendre utiles au parti catholique’, tout en affirmant avec insistance ‘qu’ils ne formaient pas davantage la section de jeunesse d’un parti politique’ (Revue de l’Action Populaire, 1910: 285). Bien que la Jeune Garde belge ait eu des origines conservatrices et ait même été associée au conte Charles Woeste, en 1912 elle avait adopté la ligne « démocratique » de la Jeune Droite du Parti Catholique.

20 . Georges Abrassart (1883-1937) a été ordonné en 1905, il est arrivé à Quiévrain en 1907. Son père a été actif dans la Fédération Boraine Catholique d’orientation démocratique (H. Tonnet 1964: 8).

21. Nous devons nous souvenir ici que Valenciennes, la ville la plus importante de la région, était le fief de l’ancien prêtre silloniste l’abbé Thellier de Poncheville, dont le groupe de jeunes catholiques a été ‘en attente’ d’être reconnu par le Sillon dès 1903 (Caron, 1967: 217).

22. Il s’agit sans aucun doute d’une référence à la Lettre à Jean Lerolle du pape Pie X en 1907 où il demandait à l’ACJF de se tenir à l’écart de la politique. Ce commentaire indique, d’un côté la réticence de l’ACJF française envers la politique, mais aussi que la Jeune Garde belge était encore perçue comme un groupe politique en dépit de son orientation apolitique officielle. En Belgique donc, il pourrait sembler que l’orientation politique du Sillon n’était nécessairement vue comme une cause de sa condamnation – au moins pour les Jeunes Gardes!

23. Les sillonnistes définissaient la démocratie comme ‘l’organisation sociale qui tend à porter à maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun’ (Marc Sangnier, L’Esprit démocratique, Perrin et Cie, Paris, 1906, p. 167.

24. Dans le texte original de Cardijn il y a même une ligne qu’il a barrée où il dit à Sangnier ‘vous nous parliez de Notre Dame Démocratie, comme le Poverello d’Assise parlait de Notre Dame Pauvreté’. Mais il semble qu’il a pensé qu’il était finalement préférable de garder une certaine réserve par rapport à cette phrase particulière!

25. Il semble clair que c’est à la suite de cette visite qu’une enquête a été lance en Belgique sur l’attitude des étudiants belges selon le modèle d’enquêtes similaires réalisées en France par d’anciens sillonistes. Cette enquête visait à montrer l’influence pernicieuse de l’Action Française. Elle résultera dans la Lettre du Cardinal Andrieu du 25 août 1926 où le cardinal expose ses critiques envers l’Action Française, et qui sera confirmée l’année suivante par Pie XI avec la « condamnation » définitive du mouvement de Charles Maurras.

26. Le fondateur de la JOC d’Australie, Kevin Kelly, a reçu un colis de livres de France en 1933, y compris un exemplaire du Manuel de la JOC.

27. Il est aussi très significatif que l’homme de loi français, Maurice Hauriou, qui était proche de Sillon, avait élaboré une théorie pour le changement social dans son livre La Science Sociale Traditionnelle qui stipulait la nécessité du ‘sacrifice’ pour le ‘salut’ de la société (Hauriou 1896). Les sillonistes connaissaient certainement ce livre, en particulier par l’entremise de leur conseiller, Louis Cousin, qui semble avoir connu Hauriou personnellement. L’anticipation de Henry du Roure en 1910 de la naissance d’un nouveau mouvement à partir du Sillon est un parfait exemple de cette attitude.

28. ‘Depuis le berceau même du Sillon, M. Carton de Wiart est un de nos amis. Quant à Madame Carton de Wiart, elle n’a jamais cessé d’affirmer combien l’idéal et religieux du Sillon lui tenait profondement au coeur.’ (Marc Sangnier, L’Ame Commune, 16 February 1921).

29. Comparing the different editions of Vermeesch’s manual, one sees a definite development in the methods in use in the study circles, which seems to be due at least in part to the spread of sillonnist concepts (Vermeesch 1908: 51).

30. These annual sessions organised by Harmel aimed to give both practical and doctrinal formation based on the Church’s social teachings. It seems highly significant that the Sillon’s initial period of development from the Crypt took place in 1897-98, i.e. shortly after the participation of Sangnier and other key members of the Crypt in Harmel’s session of summer 1897.

31. The Sillon du Nord was one of the strongest of the provincial Sillons (Caron 1967). Some groups were so close to the border that they could have had members from both sides, e.g. at Comines (Cf. Mielke 1993: 10).