Redécouvertes et remous à propos de la vision de l’apostolat laïc de Cardijn
Symposium Cardijn, Chennai,
23 Février 2008
I. Introduction – Redécouvrir Cardijn
“Cardijn est-il dépassé ou est-il encore à découvrir?” – Ainsi s’intitulait en 1971 l’exposé de Romeo Maione, ancien président de la JOCI (Jeunesse Ouvrière Internationale)
Permettez-moi, tout d’abord, de vous exprimer ma gratitude pour m’avoir donné cette occasion d’être parmi vous aujourd’hui. A la fin de 1980, encore tout jeune permanent de la JOC australienne à Melbourne, j’avais été choisi pour représenter mon mouvement au VIème Conseil International de la JOCI qui devait se tenir au Bangalore au mois de décembre de cette même année. C’est par conséquent très émouvant pour moi d’être ici pour cette conférence et d’apprendre que le Conseil Mondial y aura finalement lieu à la fin de cette année.
Je voudrais commencer mon intervention en posant la question que Romeo Maione, ancien président international de la JOCI posait déjà en 1971: “Cardijn est-il dépassé, ou est-il encore à découvrir?” Comme vous pouvez l’imaginer sa réponse allait clairement dans le sens de la deuxième partie de sa question : Oui, le monde avait encore à découvrir Cardijn! – une affirmation toujours aussi vraie aujourd’hui, près de 40 ans après.
Mais, pour que nous puissions aider le monde à découvrir Cardijn peut-être aurions-nous, nous aussi, à le redécouvrir. Cardijn nous donne d’ailleurs quelques pistes pour le faire dans les notes qu’il a rédigées à la fin de sa vie où il indique comment il aimerait voir écrire l’histoire de la JOC.
“Si nous voulons faire un travail utile, et créer des remous” écrit-il, “il nous faudra étudier les débuts de la JOC, à partir de 1912, et même étudier, ‘la préparation de ces débuts’.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’histoire de la JOC, il y a de cela une quinzaine d’années, cette phrase m’a particulièrement frappé. Qu’est-ce que Cardijn voulait dire par ‘créer des remous’? Ecrire l’histoire de la JOC risquerait donc de créer des remous ? Comment et pourquoi ?
Quoi qu’il en soit, je pris le conseil de Cardijn au sérieux et je me promis de suivre la méthode qu’il avait préconisée. J’aimerais aujourd’hui vous présenter quelques unes des découvertes que je fis au cours de mes recherches, et qui, à coup sûr, ‘ont créé en moi bien des remous’ comme Cardijn l’avait annoncé.
II. Redécouvrir les sources de la pensée de Cardijn
Lamennais
Dans une de ses notes Cardijn fait une liste des ses principales lectures à diverses étapes de sa vie.
De 14 à 18 ans, c’est à dire comme vous vous le savez lorsqu’il était au petit séminaire, il dit qu’il a été à “L’école de Lamennais”.
Le père Félicité de Lamennais est un prêtre français qui a grandi durant la révolution française et qui s’est tout d’abord fait une réputation d’ardent défenseur de l’Eglise. Aux alentours de 1820 il a perdu peu à peu ses illusions par rapport à l’Eglise du fait de son attitude conservatrice envers l’émergence de la démocratie et des problèmes liés à la révolution industrielle.
Il a aussi prêché le droit à la liberté de conscience – et a finalement été excommunié pour ses idées. Libéré des contraintes que l’Eglise institutionnelle lui imposait il a commencé à écrire toute une série de brochures et de livres, y compris son célèbre “Paroles d’un croyant” – une dénonciation extraordinairement puissante et poétique des problèmes sociaux et de la misère de son temps – publiée en 1834, près de 15 ans avant le Manifeste Communiste de Marx et Engel.
J’ai lu, en français, la version originelle de ce livre de Lamennais et je dois dire que, encore aujourd’hui, j’en ai eu la chair de poule. On peut imaginer l’impact que ce livre a pu avoir sur un jeune adolescent comme Cardijn.
Le mouvement du “Sillon” de Marc Sangnier
De 18 à 25 ans, c’est à dire durant sa formation au grand séminaire, à l’époque de son ordination et de ses études à l’université de Louvain, Cardijn signale dans ses notes les publications de l’Action Catholique de la Jeunesse Française (ACJF) et celles du mouvement du Sillon fondé par Marc Sangnier comme les principales sources de sa formation.
L’histoire du Sillon est aussi une histoire extraordinaire. En 1921, lorsque Cardijn a invité Marc Sangnier à venir à Bruxelles en tant ‘qu’Apôtre international’, il dit du Sillon qu’il a été ‘le plus bel exemple d’apostolat du laïcat depuis le Moyen Age’.
Et, lorsqu’on étudie le mouvement du Sillon, qui n’a existé que 15 ans – depuis ses débuts dans le collège catholique parisien de Stanislas en 1894 jusqu’à sa disparition en 1910 – il n’y a aucun doute qu’il a fourni de modèle ou a été le prototype à partir duquel la JOC et les autres mouvements d’action catholique spécialisée se sont façonnés.
Il s’agissait certainement dans l’Eglise du premier mouvement de laïcs et il a créé tant de remous qu’il a été finalement obligé à mettre fin à ses activités à la suite d’une violente campagne à son encontre menée par les éléments conservateurs de l’Eglise catholique. Le Pape Pie X qui a alors exigé la démission de Marc Sangnier et des dirigeants du mouvement – ce qu’ils firent – et il a du même coup entrainé la mort du mouvement.
Le Sillon se présentait comme un mouvement démocratique à une époque où de nombreux catholiques français rêvaient encore d’une restauration de la monarchie.
Il définissait la démocratie comme:
“Le système social qui développe au maximum la conscience et la responsabilité de chaque personne.”
Le mot ‘conscience’ en français signifie tout à la fois ‘une prise de conscience’, mais il désigne aussi ce lieu où chacun décide pour lui-même du bien et du mal, et, par conséquent, le Sillon, comme Lamennais avant lui, était soupçonné de promouvoir la ‘liberté de conscience’ dans le cadre de son engagement politique en faveur de la démocratie.
Le Sillon avait élaboré ce qu’il appelait une ‘méthode d’éducation démocratique’ à partir des travaux du sociologue Frédéric Le Play, un authentique pionnier et réformateur qui avait développé l’utilisation systématique de l’enquête sociale pour identifier les problèmes de société et y apporter solution.
Le Sillon s’empara de la méthode d’enquête de Le Play et en tira une méthode d’éducation démocratique où les enquêtes n’étaient plus menées par des experts et des universitaires, mais par les personnes, jeunes ou adultes, qui étaient directement affectées.
Le Play était aussi proche d’un philosophe français maintenant oublié, du nom de Léon Olle-Laprune que Cardijn note aussi avec Alphonse Graty dans la liste de ceux qui l’on le plus influencé au cours de son adolescence.
L’ouvrage principal d’Olle-Laprune s’intitulait “Le prix de la vie”, un titre qu’on peut interpréter de deux manière, comme celui de la “valeur de la vie” ou celui de la ‘récompense’ à gagner au cours de sa vie… Olle-Laprune définit la vie comme une action, et, anticipant Cardijn, il parle souvent de la nécessité de ‘voir et juger’ ou de ‘voir, juger et conclure’.
Et, de fait, voir, juger et agir, étaient précisément l’objectif de la méthode d’enquête du Sillon.
Aussi, lorsque Cardijn a commencé à utiliser l’expression ‘Voir-Juger-Agir’, les gens ont tout de suite su à quoi il faisait référence : à la méthode d’éducation démocratique du Sillon!
Nous savons par ailleurs que Cardijn a étudié la méthode d’enquête de Le Play avec son professeur, Victor Brants, qui était lui-même un disciple de Le Play.
Au cours de l’été 1907, Brants a envoyé Cardijn faire une sorte de tour exploratoire en France et en Suisse (En fait c’est Le Play qui avait un pionnier dans ce genre de programme d’immersion ou de confrontation aux diverses réalités pour les étudiants). Il est clair, au vu de la liste des lieux que Cardijn a alors visités, qu’il y a alors suivi la piste tracée par le Sillon de France.
Il a dû cependant s’arrêter au beau milieu de sa tournée pour retourner en Belgique où le rappelait son évêque le Cardinal Mercier, qui avait décidé de l’envoyer enseigner le latin dans une école secondaire à la campagne. Il semble bien clair que Mercier essayait ainsi de soutirer Cardijn à l’influence du Sillon.
Cardijn et Marie Possoz
En fait il y avait aussi une autre raison pour le cardinal Mercier de rappeler Cardijn et de le mettre à l’écart – qui nous en dit plus encore sur le caractère du jeune Cardijn et sa vision par rapport à l’apostolat des laïcs.
Cardijn avait un ami d’enfance, Emile Possoz, avec qui il avait souvent partagé ses rêves de voir le Sillon se développer en Belgique.
Possoz avait aussi une jeune sœur, Marie, avec qui Cardijn correspondait.
Bon, un jeune prêtre est aussi un homme. Est-ce que Cardijn avait une certaine inclinaison sentimentale envers Marie… Qui sait? De toute façon cela n’a jamais compromis son engagement sacerdotal, au contraire, on le voit écrire à Marie pour l’exhorter à consacrer comme lui toute sa vie à l’apostolat – lui suggérant même de créer une sorte de communauté où elle pourrait vivre cet engagement à plein.
Marie, qui partageait les rêves et la vision de Cardijn, était plus que désireuse de s’engager de cette voie. Mais son père a découvert sa correspondance avec Cardijn avec consternation, et il en a immédiatement averti le cardinal Mercier qui a réagi comme nous venons de le voir.
Par la même occasion le rêve de Marie était détruit, et elle est décédée très jeune quelques années plus tard.
C’est une histoire émouvante et tragique – elle nous révèle aussi un trait de caractère de Cardijn et son désir de lancer des défis et d’appeler autour de lui à un engagement de tout son être.
Redécouvrir Ben Tillett, le socialiste chrétien
Au cours de cette traversée du désert, passée à enseigner le latin à Basse Wavre, Cardijn a cependant continué sa recherche sur les problèmes sociaux, profitant des vacances scolaires d’été pour voyager en Europe et se tenir au courant des plus récentes innovations.
Il a ainsi visité l’Angleterre en 1911, où il a rencontré un bon nombre de réformateurs sociaux, y compris le fondateur du mouvement scout, Baden Powell.
Mais la personne qui a eu l’impact le plus important sur lui a été celle du permanent syndical Ben Tillet qui avait organisé la grève massive qui avait secoué le pays en 1889.
A son retour en Belgique, Cardijn a écrit un article impressionnant sur le travail d’éducation que Tillet réalisait auprès des membres de son syndicat. Ben Tillett apparaît alors comme le modèle-type du meneur ouvrier que Cardijn désirerait former.
Mais, dans ses articles il y a une chose que Cardijn ne dit jamais à propos de Tillett :
Tillett se présentait comme un “socialiste chrétien” – il est clair qu’il était impossible pour Cardijn, dans le climat qui prévalait alors en Belgique, de le mentionner. Curieusement, dans leur biographie de Cardijn, Marguerite Fievez et Jacques Meert, tout en soulignant l’influence que Tillet a eu sur Cardijn, ne parlent pas non plus de cet aspect.
Nous découvrons ici le besoin de parfois savoir lire entre les lignes et de connaître le contexte dans lequel Cardijn a agi, dit – ou tu – certaines choses.
Il est évident que les convictions chrétiennes et socialistes de Tillett devaient être un élément essentiel de l’intérêt que Cardijn portait à son travail. Mais, il ne pouvait le dire en public.
Pourtant, pour ceux qui avaient des oreilles pour entendre, la simple mention du nom de Tillett plaçait Cardijn immédiatement dans la mouvance du ‘socialisme chrétien’.
IV. Redécouvrir Cardijn et les débuts de la JOC
Redécouvrir Cardijn à Laeken
Finalement, en 1912, le cardinal Mercier estima que suffisamment de temps s’était écoulé et il nomma Cardijn, qui avait près de 30 ans, à sa première – et seule – paroisse: Notre Dame de Laeken.
Et quelle est la première personne qu’il prend alors comme partenaire pour démarrer l’organisation des jeunes travailleuses? Victoire Cappe, une jeune femme originaire de Liège, dans la partie Est de la Belgique, qui avait fondé le ‘Syndicat de l’Aiguille’.
Une biographie de Victoire Cappe révèle qu’elle avait été formée à l’action sociale par un prêtre de Liège qui avait été aumônier du groupe du Sillon qui existait dans cette ville.
Il est donc évident que Cardijn et Cappe partageaient une approche et une méthode de travail communes. En fait, Victoire Cappe a publié un livre où elle décrit entre autres ses méthodes d’organisation et de formation qui sont clairement basées sur celles du Sillon et sont aussi très proches de celles que la JOC utilisera.
De plus, dans les semaines qui ont suivi son arrivée à Laeken, Cardijn a reçu la visite d’un jeune home de 17 ans du nom de Fernand Tonnet, qui allait plus tard devenir fameux pour avoir été un des membres du ‘trio’ fondateur de la JOC.
Le jeune Tonnet venait tout juste d’arriver à Bruxelles, en provenance de Quièvrain, à la frontière franco-belge, où il avait appris les méthodes d’organisation sociale auprès d’un prêtre local, le père Abrassart, qui était lui aussi un disciple du Sillon.
Fernand Tonnet était donc lui aussi lié au Sillon et il est clair que cela doit expliquer son attirance envers Cardijn.
Bien que je n’ai pu le vérifier, je pense qu’il est hautement probable que Madeleine De Roo, une autre collaboratrice essentielle de Cardijn, a été elle aussi, directement ou indirectement, formée par le Sillon.
C’est à coup sûr le cas du père Georges Guérin, fondateur de la JOC française, qui, lui, a été officiellement un membre du Sillon.
Il est clair par ailleurs que dans de nombreuses régions de France, la JOC a été lancée par des prêtres ou des gens qui avaient été proches du Sillon précédemment.
Redécouvrir Cardijn et le pape Pie XI
Ces liens avec le Sillon aident à comprendre à la fois le succès de la JOC naissante, et les problèmes qu’elle a rencontrés.
Comme nous l’avons signalé, le Sillon a du se saborder en 1910 à cause des craintes que suscitaient ses orientations démocratiques et politiques, ses méthodes de conscientisation et son autonomie en tant que mouvement de laïcs.
Et voici qu’à peine quelques années plus tard, se présente Cardijn qui essaye de lancer un nouveau mouvement clairement copié sur le modèle du Sillon, et qu’on accuse en fait d’être une renaissance du Sillon,
Par ailleurs c’est aussi vrai qu’il y avait dans l’Eglise de nombreuses personnes qui avaient été anéanties par la fermeture du Sillon – et qui considéraient que la condamnation du pape Pie X avait été une erreur.
Parmi ces personnes se trouvait le pape nouvellement élu, Pie XI. Dans les semaines qui ont suivi son élection il a envoyé sa bénédiction à une conférence sur la paix et la démocratie qui avait été organisée par Marc Sangnier – une conférence à laquelle d’ailleurs Cardijn participait,
Il semble que Pie XI cherchait à encourager ceux qui travaillaient dans la ligne de ce qu’avait été le Sillon.
Quoi qu’il en soit, le fait demeurait que le Sillon avait du fermer ses portes en 1910 – ce qui explique les précautions du cardinal Mercier envers le mouvement de jeunes de travailleurs que Cardijn essayait de bâtir.
Il est aussi significatif de voir que les prêtres qui, à Rome, ont aidé Cardijn à obtenir sa célèbre audience avec le pape Pie XI étaient ceux-là même qui avaient, avant 1910. assisté le Sillon dans ses démarches auprès du pape précédent.
Aussi, lorsque Cardijn a finalement obtenu son audience avec Pie XI, et que le pape a donné son approbation pour le développement de la toute jeune JOC, chacun pouvait comprendre qu’il s’agissait en fait d’une sorte de renversement de la ‘condamnation’ du Sillon en 1910.
Cette approbation ouvrait les écluses pour la JOC: tous ceux, prêtres ou non, qui étaient restés fidèles au Sillon étaient désormais prêts à consacrer toute leur énergie à promouvoir le mouvement – ce qui explique la croissance rapide de la JOC après 1925.
Le pape Pie XI, nous le savons, devait aussi faire un autre commentaire significatif au cours de son audience de 1925 avec Cardijn : il y déclarait que ‘la plus grande tragédie du 19ème siècle avait été que l’Eglise avait perdu la classe ouvrière’.
En fait Pie XI n’était pas le premier à faire ce commentaire – c’était une réflexion habituelle parmi les membres du Sillon et, en la prenant à son compte, il confirmait qu’il se situait sur la même longueur d’onde qu’eux.
En fait cette ‘perte de la classe ouvrière’ par l’Eglise n’avait pas consisté en un long processus tout au long du 19ème siècle, elle se référait aux événements de la révolution de 1848 qui est parfois appelée en France la ‘Révolution des Ouvriers’.
Frédéric Ozanam et d’autres catholiques progressistes de cette époque, y compris bien sûr Lamennais, avaient soutenu cette ‘Révolution des Ouvriers’ et appelé l’Eglise à la soutenir.
Mais l’Eglise était encore dominée par des éléments conservateurs et, lorsque s’est organisée la contre-révolution au cours de l’été 1848, elle a, dans sa grande majorité pris le parti du gouvernement autoritaire de Napoléon III.
Selon Ozanam et bien d’autres, c’est à ce moment que l’Eglise a ‘perdu la classe ouvrière’ – une analyse partagée plus tard par le Sillon et les catholiques démocrates – ainsi que par Cardijn et le pape.
Redécouvrir le ‘Trio Fondateur” de la JOC
J’ai parlé de Fernand Tonnet qui est connu dans l’histoire de la JOC comme l’un des membres du ‘Trio Fondateur’ du mouvement en compagnie de Paul Garcet et de Jacques Meert.
Fernand Tonnet est né en 1894 et est venu rejoindre Cardijn à son arrivée à Laeken en 1912. Jacques Meert est né en 1901 – il était 7 ans plus jeune de Tonnet – et a rejoint le mouvement encore en gestation en 1919. Garcet apparaît en 1914.
J’ai commencé à trouver un peu bizarre que Cardijn se référait à Tonnet et Meert comme aux ‘co-fondateurs’ du mouvement alors que Meert était arrivé bien après. Et puis, qu’en est-il du rôle de Victoire Cappe et de Madeleine De Roo ?
Petit à petit s’est imposé à moi le sentiment que, lorsque Cardijn parlait d’un ‘trio fondateur’ il ne parlait pas en terme de chronologie, mais en terme de politique. Il me semble aujourd’hui clair que les 7 années qui séparent Tonnet et Meert correspondent aux différentes tendances ou orientations qui ont existé à l’intérieur du mouvement.
Tonnet, de toute évidence, représente ce que nous pouvons appeler la tendance du “Sillon” ce qui explique aussi sa popularité en France.
Mais Jacques Meert représente la génération d’après la première guerre mondiale, celle qui n’avait pas connu la guerre (où avait combattu Tonnet) et qui n’avait pas non plus connu le Sillon. C’est Jacques Meert qui a recruté dans la JOC le père Robert Kothen, un jeune prêtre qui deviendra plus tard l’assistant de Cardijn. Kothern représente très clairement la tendance ‘Action Catholique’ à l’intérieur du mouvement, et Jacques Meert devait certainement partager sa manière de voir les choses. En fait lorsque Tonnet a démissionné comme président de la JOC, cela ne s’est fait qu’à la suite de ce qu’on pourrait appeler un ‘coup d’état’ organisé par Kothen, et sans doute Meert, qui avaient profité de l’absence de Cardijn alors en voyage pour exiger de Tonnet qu’il démissionne, ce qu’il fit en 1934.
C’est vrai, à 40 ans, il était probablement temps pour Tonnet de s’en aller. Mais cet épisode illustre aussi les différences qui existaient entre lui et Meert. D’ailleurs, après avoir démissionné, Tonnet écrivit une lettre très critique à Cardijn où il lui reproche d’avoir cédé aux pressions de l’Action Catholique et d’avoir pour ainsi dire trahi ce que lui, Tonnet, croyait être l’esprit originel du mouvement.
Tout ceci nous aide à comprendre que lorsque Cardijn parle d’un ‘trio fondateur’ composé de Tonnet, Garcet et Meert, il regroupe, comme dans un appel à l’unité, les différentes tendances qui ont existé dans le mouvement plutôt qu’il ne fait un constat historique.
Cela pourrait aussi avoir une signification particulière pour la JOC d’aujourd’hui. Nous sommes tous conscients, et nous souffrons, de la scission qui divise au niveau international la JOCI et CIJOC. D’une certaine manière nous pouvons penser que la JOCI est fidèle à l’orientation Silloniste du mouvement des origines, tandis que la CIJOC est sans doute plus proche de la conception de l’Action Catholique de Kothern et Meert. Pourtant Cardijn lui-même a considéré, dans le ‘trio fondateur, que ces deux tendances étaient des composantes légitimes de la JOC. Sera-t-il un jour possible de les réunir dans le mouvement en leur reconnaissant le droit à y exister ?
V. Redécouvrir Cardijn, Evêque
Cardinal et évêque
Je voudrais maintenant que nous tournions notre regard vers Cardijn alors qu’il a atteint sa pleine maturité comme cardinal et évêque au Concile de Vatican II.
Nous sommes habitués à l’image de Cardijn cardinal, un titre et un honneur qui lui ont été accordés en 1965 par le pape Paul VI, un ami personnel de Cardijn depuis qu’il était un jeune monseigneur au Vatican en 1940.
Pourtant, lorsque nous pensons aux personnages célèbres de l’Eglise qui ont été faits cardinaux, nous voyons que cela n’impliquait pas nécessairement qu’ils deviennent aussi évêques. A l’origine, historiquement, les cardinaux étaient simplement des prêtres ou des diacres du diocèse de Rome. Aujourd’hui, lorsqu’un pape nomme un cardinal – pensons par exemple au cardinal Yves Congar ou au cardinal Avery Dulles – cela ne signifie pas qu’il devienne évêque. Et pourtant, le pape Paul VI a voulu que Cardijn soit à la fois cardinal et évêque. Pourquoi a-t-il agi ainsi ?
D’une certaine façon la réponse est évidente. Le pape Paul VI voulait que Cardijn puisse prendre part à la dernière session du Concile de Vatican II qui devait se dérouler cette année là. De plus, comme le pape Paul VI l’a lui-même déclaré à Cardijn, il en faisait un évêque POUR LA JOC.
Le titre d’évêque dans l’Eglise n’est évidemment pas seulement un titre honorifique – il implique un rôle de gouvernance, un pouvoir de juridiction dans l’Eglise. De plus, un évêque est d’habitude responsable d’un territoire spécifique, comme un diocèse. Un évêque n’est pas nommé simplement pour s’occuper d’une association ou d’un groupement de l’Eglise. Pourquoi alors, peut-on se demander, le pape Paul VI a-t-il voulu faire de Cardijn un EVEQUE en même temps qu’un cardinal, qu’est-ce que cela nous dit du statut de la JOC dans l’Eglise?
La JOC, une ‘institution publique’ de l’Eglise
Pour trouver réponse à cette question nous devons retourner en 1935, au moment du premier Congrès International de la JOC le 25 août 1935.
Ce congrès a été l’occasion de la fameuse ‘lettre autographe’ du pape Pie XI adressée au cardinal Van Roey de Malines Bruxelles. C’est dans cette lettre que le pape parle de la JOC comme d’une ‘forme authentique de l’Action Catholique’. En d’autres termes, la JOC telle que Cardijn l’avait conçue, était, par elle-même, une forme légitime de l’Action Catholique – sans aucun besoin supplémentaire de référence ou de comparaison avec d’autres groupements.
De plus, comme je l’ai appris lors de mes études en droit canonique, la Lettre Autographe du Pape Pie XI avait, en elle même, valeur juridique, elle était une forme de reconnaissance de la JOC au sein de l’Eglise. Cela est d’ailleurs confirmé par le cardinal Van Roey lui même qui, après reçu la lettre, a immédiatement reconnu la JOC comme une ‘institution publique’ de l’Eglise. Cette expression a, elle aussi, une signification spécifique dans le droit canon de l’Eglise, car, selon le ‘code de droit canon’ de 1917 alors en usage, une ‘institution publique’ jouissait d’office d’une personnalité légale dans l’Eglise.
C’était, et c’est encore, un phénomène rare dans l’Eglise Catholique qui ne concerne que quelques institutions bien particulières telles que des diocèses ou des séminaires. Et voici que nous voyons le cardinal Van Roey – et Cardijn – décrire, sur la base de la lettre du pape Pie XI, la JOC comme une institution publique de l’Eglise. Cela correspond parfaitement à la nomination par le pape Paul VI, quelques 30 années plus tard, de Cardijn comme évêque pour la JOC en tant qu’institution publique de l’Eglise.
Une “prélature personnelle”?
Si l’analyse précédente est correcte, la question qui se pose alors est celle de savoir ce qu’est le statut de la JOC, en tant ‘qu’institution publique’ dans le nouveau droit canon de 1983? La réponse à cette question – qui pourrait bien aussi créer quelques remous – se trouve elle aussi dans les documents de Vatican II.
Au cours de ce Concile, de nombreux évêques étaient sympathiques aux mouvements de laïcs (JOC, JEC, MIJARC etc.) et voulaient aborder la question du statut de ces mouvements dans l’Eglise. Un groupe d’une quinzaine d’évêques, comprenant Montini (avant qu’il ne soit élu pape) et d’autres prélats favorables aux mouvements, a demandé que soient établies dans l’Eglise des structures spécifiques pour les mouvements.
Leurs recommandations ont été incorporées dans le paragraphe 10 du document, Presbyterorum Ordinis :
Les règles d’incardination et d’excardination devront d’ailleurs être révisées: tout en maintenant cette institution très ancienne, on l’adaptera aux besoins pastoraux actuels. Là où les conditions de l’apostolat le réclameront, on facilitera non seulement la répartition adaptée des prêtres, mais encore les activités pastorales particulières pour les différents milieux sociaux à l’échelle d’une région, d’une nation ou d’un continent. Il pourra être utile de créer à cette fin des séminaires internationaux , des diocèses particuliers ou des prélatures personnelles et d’autres institutions auxquelles les prêtres pourront être affectés ou incardinés pour le bien commun de toute l’Eglise – Presbyterorum ordinis, No. 10.
Ce paragraphe est à l’origine de ce qui est appelé aujourd’hui dans l’Eglise une prélature personnelle. Après le Concile le pape Paul mit en œuvre cette recommandation en publiant un autre document légal (ou ‘motu proprio) intitulé : Ecclesiae sanctae :
4. De plus, pour mener des activités pastorales spécifiques, ou un travail missionnaire, dans diverses régions ou groupes sociaux qui ont besoin d’une assistance particulière, des prélatures composées de prêtres du clergé séculier équipés d’une formation spéciale pourront utilement être établies par le Siège Apostolique. Ces prélatures seront sous le gouvernement de leur prélat propre et possèderont leurs propres statuts.
Notons cependant que ’Ecclesiae Sanctae’ n’a été publié qu’en 1967 – l’année même où Cardijn est décédé. Il n’y avait plus alors le temps nécessaire pour considérer ce que ce document pouvait impliquer pour la JOC et pour lui. Aujourd’hui, plus de 40 ans plus tard, il n’y a encore qu’une seule ‘prélature apostolique’ qui soit reconnue dans l’Eglise, celle de l’Opus Dei – une extraordinaire et cruelle ironie pour une institution destinée à servir les besoins des mouvements d’action catholique !
Néanmoins le fait demeure que la JOC, du temps de Cardijn, possédait déjà les caractéristiques essentielles d’une prélature personnelle, c’est à dire ceux d’une ‘institution publique’ jouissant pleinement des droits d’une ‘personnalité légale’ avec son prélat propre en la personne du cardinal évêque, Joseph Cardijn.
VI. Redécouvrir l’apostolat laïc: Cardijn au Concile de Vatican II
Nous avons presque terminé notre circuit avec Cardijn, maintenant cardinal et père au Concile de Vatican II.
Avançons maintenant vers notre conclusion en évoquant des passages des trois interventions que Cardijn fit au Concile.
1. Première prise de parole, le 20 septembre 1965 sur la liberté religieuse :
La première prise de parole de Cardijn au concile, le 20 septembre 1965, concernait la liberté religieuse.
Soulignant le besoin d’une “unification porteuse de paix dans un monde pluraliste” il dit que la tâche de l’Eglise consiste à ‘nous unir à tous les homes de bonne volonté pour bâtir ensemble un monde plus humain basé sur la vérité, la justice, la liberté et l’amour’. En d’autres mots, que nous, les catholiques, ne pouvons nous satisfaire de ne travailler qu’avec d’autres catholiques ; nous nous devons de travailler avec tous les homes et femmes de bonne volonté de toutes religions – et même sans aucune religion.
La condition fondamentale que Cardijn présente au concile pour que ‘les hommes puissent vivre ensemble en paix et collaborer efficacement c’est qu’ils aient un respect sincère pour la liberté religieuse’. Aux yeux de Cardijn la liberté religieuse était un ‘moyen fondamental pour l’éducation à la liberté dans son sens le plus profond, une liberté qui conduit à la liberté intérieure, ou à la liberté de l’âme par laquelle un homme devient un être autonome, responsable envers la société et Dieu, prêt, si nécessaire, à obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes’.
“Cette liberté intérieure”, il explique alors, “même si elle existe en germe en chaque créature humaine comme un don de nature, requiert une longue éducation que l’on peut résumer en trois points : voir-juger-agir”.
“Si, grâce à Dieu, mes 60 ans d’apostolat n’ont pas été en vain, c’est parce que je n’ai jamais voulu mettre les jeunes à l’abri du danger, ni les couper de leur milieu de travail et de vie; Au contraire, j’ai fait preuve de confiance en leur liberté afin de pouvoir mieux éduquer cette liberté’
Et il ajoute: “Je les ai aidés à voir, juger et agir par eux-mêmes, et à s’engager eux-mêmes dans l’action culturelle et sociale, et à obéir librement aux autorités, afin de devenir des témoins adultes du Christ et de l’évangile, conscients et responsables devant leurs frères et sœurs du monde entier”
Notons, une fois de plus cette référence à être ‘conscient et responsable’ comme un code en rappel de la méthodologie du Sillon.
Notons aussi combien le paragraphe d’ouverture de la Déclaration sur la Liberté Religieuse du Concile de Vatican II reflète cette pensée de Cardijn :
La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l’objet d’une conscience toujours plus vive, toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte mais guidé par la conscience de son devoir… Cette exigence de la liberté humaine regarde principalement ce qui est l’apanage de l’esprit humain, et, au premier chef, ce qui concerne l’exercice de la religion dans la société…
Considérant avec diligence ces aspirations dans le but de déclarer à quel point elles sont conformes à la vérité et la justice, ce Concile de Vatican scrute la tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Eglise d’où elle tire du neuf en constant accord avec le vieux…- Vatican II, Déclaration sur la Liberté Religieuse, Dignitatis Humanae, Paragraphe 1
La longue bataille engagée par Félicité de Lamennais a finalement été victorieuse – après de 150 ans l’Eglise a finalement reconnu que la liberté de conscience était légitime !
2. Deuxième discours, le 23 septembre 1965: Les jeunes et le tiers monde
Comme nous pouvions le prévoir, Cardijn a concentré l’objet de sa deuxième intervention sur la ‘responsabilité des jeunes dans la construction d’un monde meilleur” :
La situation démographique du monde est telle qu’aujourd’hui la jeunesse représente environ la moitié de sa population totale. Cette moitié de l’humanité ne peut certainement pas être oubliée par le Concile, au moins pour la simple raison qu’elle en est la partie la plus dynamique, celle qui est appelée à exercer la plus grande influence sur l’avenir, et que la vie des jeunes d’aujourd’hui est très différente de celle des jeunes d’autrefois…
…Ils sont à l’âge où on décide de sa vocation ou du service qu’on désire accomplir dans sa vie. Le monde où ils entrent et où ils se préparent à travailler rencontre de nouveaux et sérieux problèmes. Que ce monde s’améliore ou empire dépend pour une bonne part d’eux. Si nous abandonnons ces jeunes, si nous les laissons seuls, ils ne seront pas capables de résoudre les problèmes de leur âge ni ceux du monde moderne comme ils le devraient…
…C’est pourquoi, dans cette constitution, le Concile se doit d’adresser un message spécial à la jeunesse d’aujourd’hui où il exprime sa confiance à leur égard et les encourage à devenir conscients de leurs responsabilités dans leurs divers milieu tant pour notre présent que pour notre avenir…
…Plutôt que d’adresser des exhortations paternelles aux jeunes, le Concile doit les appeler à une conscience virile de leurs responsabilités. Le monde d’aujourd’hui deviendra ce qu’ils deviendront eux-mêmes à la suite des choix qu’ils feront librement.
Une fois encore, Cardijn choisit de souligner le rôle que des jeunes dans les termes du Sillon – conscience et responsabilité. Dans le même discours il souligne aussi la ‘grande injustice internationale d’aujourd’hui’ : les problèmes des pays en développement.
Dans sa sollicitude pour les conditions de vie des populations d’aujourd’hui, l’Eglise doit montrer la plus grande considération pour l’aspiration générale des peoples du tiers monde à l’égalité avec les autres nations dans tous les aspects de leur vie. A la fois par une compréhension concrète des problèmes humains, par l’amour divin auquel elle participe, par son action missionnaire, l’Eglise doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour aider ces peoples jeunes d’une manière efficace tout en respectant profondément leurs caractères propres.
Les fidèles des vieilles nations chrétiennes doivent, par tous les moyens, aider à soulager les souffrances, la misère et l’angoisse du tiers monde. Leur assistance ne doit pas se limiter à l’argent ou aux moyens et équipements techniques.
Ce dont ces jeunes nations ont le plus besoin c’est d’une éducation fraternelle qui les rendent capables prendre elles mêmes en charge la cause de leur développement humain et divin. Ce serait certainement un scandale historique de voir durer la situation présente dans laquelle des nations qu’on considère comme chrétiennes, gardent la possession et l’utilisation de la plus grande part des richesses de ce monde.
3. Troisième discours, le 5 octobre 1965 : Les Ouvriers
Dans sa troisième et dernière intervention, Cardijn retourne une fois encore au thème qui a dominé toute sa vie de prêtre, c’est à dire ‘la situation inhumaine de la majorité dans le monde de travail’.
“Mais la majorité et presque la plupart des ouvriers souffrent aujourd’hui de conditions déplorables et gravement injustes tant au travail que dans leur vie familiale, personnelle, sociale, culturelle et souvent même au niveau politique… Ces conditions inhumaines de travail et de vie que nous nous ne pouvons pas détailler ici à cause du manque de temps affectent d’innombrables travailleurs et leurs familles et elles constituent dans le monde actuel un très grave péché universel à l’encontre de l’homme et de Dieu.
Nous pouvons recevoir ces trois discours de Cardijn comme le testament où il ressaisit sa vision de l’apostolat des laïcs dans le monde moderne. Le défi qui nous est lancé est plus lourd que jamais, mais Cardijn nous a tracé le chemin.
VII. Conclusion: Nouveaux remous autour de Cardijn
En conclusion il me semble que nous avons découvert, ou redécouvert un abondant matériel capable de créer des remous dans notre propre compréhension de Cardijn.
Il y a aussi amplement matière à des recherches supplémentaires – et c’est pourquoi je me réjouis de l’initiative d’ouvrir ce Centre Cardijn ici à Chennai.
Ce n’est que par des recherches systématiques et un travail assidu que nous parviendrons à faire connaître Cardijn au 21ème siècle.
Cardijn, docteur de l’Eglise dans le monde moderne
Nous avons besoin d’aide pour accomplir cette tâche – l’aide de Cardijn lui-même.
Permettez-moi de conclure avec un appel lancé par Romeo Maione au cours des travaux du ‘Projet Histoire de la JOC’ en 1998, et qui risque certainement lui aussi de créer des remous :
« Le temps est venu pour Cardijn d’être reconnu, non seulement comme évêque et cardinal, mais comme un saint et un docteur de l’Eglise. »
Stefan Gigacz
23 Février 2008