POUR UNE COMPREHENSION RENOUVELEE DU SILLON
- LE SILLON DES HISTORIENS
- TENDANCES HISTORIOGRAPHIQUES
- La dominance initiale d’une perspective critique
Pendant longtemps, l’historiographie du Sillon a dû se confronter à un certain nombre de problèmes. En premier lieu, les sillonistes engagés, notamment Marc Sangnier lui-même, ont refusé ou du moins se sont abstenus d’écrire leur propre histoire. Une exception en est le bref mais émouvant mémoire personnel de Gaston Lestrat, Les Beaux temps du Sillon (Lestrat 1926). De plus, certaines biographies ont été rédigées, par example, celle de Henry du Roure (Constant 1921) et d’Amédée Guiard (Cognets 1921), tous les deux tués dans la première guerre mondiale. Néanmoins, aucune de ces oeuvres ne traite des aspects les plus controversés du Sillon[1].
Deuxièmement, le Sillon a été le victime du fait que l’histoire est le plus souvent écrite par les gagnants, ou du moins, de la perspective des gagnants. Le jugement de Pie X dans son encyclique, Notre Charge Apostolique, a servi de base aux jugements de la plupart des historiens et commentateurs qui ont écrit au sujet du mouvement. Cette critique distingue entre les ‘beaux temps’ du Sillon des débuts (jusqu’en 1905) et les ‘déviations’ du ‘plus grand Sillon’ tardif; cette perspective a dominé la grande majorité des débats concernant l’histoire du Sillon. Dans cette perspective, Adrien Dansette, tout en gardant sa sympathie pour le Sillon, en présente une interprétation quelque peu schizophrène: d’un côté, il le dit le ‘plus beau mouvement religieux de jeunesse que la France ‘n’ait jamais connu’ et d’un autre, il le considère une initiative qui s’est terminée en échec à cause des ‘immenses défauts’ de Marc Sangnier (Dansette 1951: 407-431). Dans la même ligne, Maurice Vaussard qui écrit l’histoire de la démocratie chrétienne, attaque Sangnier pour son ‘autoritarisme’ et critique la ‘défiance’ du Sillon par rapport aux catégories contemporaines de l’Action Catholique Sociale (Vaussard 1956: 69-78). Dans le même esprit, l’historien de l’Association catholique de la jeunesse française, Charles Molette, continue de propager l’idée que le Sillon dépend surtout du charisme personnel de Marc Sangnier (Molette 1968: 487). D’autres historiens acceptent généralement ces interprétations (Daniel-Rops 1963: 307-312).
Troisièmement, dans les années 1960, il n’y a pas eu d’étude publiée traitant spécifiquement le Sillon, les auteurs susmentionnés le traitant dans le cadre d’études plus générales. Le premier ouvrage historique important, Le Sillon de Marc Sangnier (Fabrègues 1964), a été rédigé par Jean de Fabrègues, dont la formation idéologique était marqué par son expérience comme secrétaire de Charles Maurras de l’Action française, l’ennemi idéologique du Sillon. Malgré la tentative honnête de Fabrègues de présenter une vue objective, les préjugés liés à ses expériences précédentes se sont avérés une limite pour comprendre ce que le Sillon avait tenté d’accomplir. Ainsi, Fabrègues ne diffère guère de la perspective critique de ses prédécesseurs.
De plus, un problème majeur se posait aux historiens mentionnés du au fait de la perte de beaucoup de documents originaux du mouvement. Par conséquent, jusqu’au milieu des années 1960s, l’histoire du Sillon a souvent été reconstruite soit sur base de sources limitées, soit par des personnes sans connaissance interne du mouvement, soit encore d’une perspective critique en suivant le jugement de Pie X et d’autres critiques du Sillon.
- Perspectives plus récentes
Cette situation commence heureusement à changer aux 30 dernières années, grâce notamment à la thèse irremplaçable de Jeanne Caron, Le Sillon et la Démocratie chrétienne (C). Le travail de Caron, aperçue de l’intérieur du mouvement, a bien éclairci l’histoire du Sillon. Il montre que le Sillon s’est construit sur une fondation beaucoup plus profonde qu’une simple émanation de la personnalité puissante de Marc Sangnier et explique mieux les conflits au sein du Sillon. La biographie de Jean-Pierre Inda du philosophe sillonniste, Léonard Constant (Inda 1988), bénéficiant des perspectives plus équilibrées de celui-ci, montre lui aussi que les conflits à l’intérieur du Sillon ont une base substantielle et pas seulement personnelle. Les catholiques et la question sociale, Morlaix 1840-1914, L’avènement des militants (Rogard 1997) de Vincent Rogard illustre bien le fonctionnement du Sillon dans une région particulière, et souligne l’impacte du Sillon sur les générations futures de l’Action catholique sociale dans la région.
Marc Sangnier 1873-1950 (MBM), une biographie attrayante de Madeleine Barthélémy-Madaule et Marc Sangnier, Témoignages (Delbreil 1997) de Jean-Claude Delbreil ont pu redresser les perspectives historiographiques négatives concernant la personalité et le rôle de Marc Sangnier, il en va de même pour les journées d’études organisées par l’Institut Marc Sangnier récemment établi, (Cf. Marc Sangnier et les débuts du Sillon 1894, IMS 1994).
Néanmoins, tous ces travaux maintiennent la notion d’un changement fondamental d’orientation du Sillon au commencement du ‘plus grand Sillon’ en 1906. De plus, aucun parmi eux n’a fait une ré-lecture de l’histoire du Sillon à la lumière des enseignements de Vatican II. Ainsi, comme dit Emile Poulat, ‘sur Marc Sangnier et Le Sillon, nous manquons encore d’un travail satisfaisant’ (Poulat in Inda: 11).
- LES LIMITES DE LA CATEGORISATION EXISTANTE
Sans prétendre à une interprétation définitive, je crois que l’histoire du Sillon peut être sensiblement améliorée sous plusieurs aspects. On pourrait notamment mieux situer le Sillon par rapport aux divers courants du catholicisme français de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle. Cette question a longtemps divisé les historiens et les commentateurs. Avant de proposer ma propre perspective, je vais brièvement passer en revue les positions de certains commentateurs.
- Le Sillon, l’ACJF et l’Action française
Situer le Sillon sur un éventail politique de droite-gauche, en particulier par rapport à l’Action française (AF), est peut-être le grille d’analyse le plus ancien et le plus répandu. Le Sillon est clairement incliné vers la gauche, ou tout au moins à situer à la gauche des opinions catholiques de l’époque. En ce sens il est à l’opposé de l’AF, l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) se situant entre les deux.
Ainsi, Charles Molette, l’historien de l’ACJF, cite Marcel Prélot qui était lui-même de l’ACJF :
‘A l’heure actuelle, il semble qu’on réduise la vie de l’Eglise en France dans les premières années du XXe siècle à deux volets d’un diptyque : Sillon – Action française. Sans doute dans quelques années verra-t-on dans l’ACJF comme le panneau central de ce qu’il faudra considérer comme un triptyque ; et l’on comprendra mieux alors l’importance du panneau central.” (Molette 554)
Superposé à ce schéma, nous trouvons souvent un second qui tente d’évaluer le Sillon, l’AF et l’ACJF du point de vue de leur façon de voir le rapport entre les sphères spirituelle et temporelle. Dans ce triptyque, l’ACJF est présentée comme ayant une perspective correcte sur le rapport entre les pouvoirs spirituel et temporel. C’est en ce sens que la proclamation ‘catholique d’abord’ a été faite par le président de l’ACJF, Henri Bazire, lui-même un ancien de la Crypte, le prédécesseur du Sillon. Par cette affirmation Bazire distingue la position de l’ACJF de l’attitude du ‘politique d’abord’ de l’AF.
Comme l’AF, le Sillon est accusé de s’être trompé ‘en mêlant dangereusement le spirituel et le temporel’ (Dansette 1951: 427) ou d’être tombé dans le piège de ‘confondre l’action politique et l’action religieuse’ (Fabrègues: 149). Ici, il est important de noter que le Sillon n’a jamais accepté cette manière de caractériser sa position. Il est donc totalement erroné de suggérer que le Sillon partage la perspective spirituelle-temporelle de l’AF. C’est plutôt l’expression ‘laïque d’abord’ qui résume le mieux la position du Sillon, malgré le fait que l’adoption d’une telle auto-description durant la période après la séparation de l’Eglise et l’Etat en France en 1905 aurait sans doute tout simplement accéléré la lettre de Pie X.
Dans ce contexte, il est aussi vital de se souvenir du commentaire d’Emile Poulat qui note la différence entre une perspective thomiste conçue en terme de dichotomie spirituel-temporel et une perspective augustinienne de lutte entre deux cités :
‘On a négligé la permanence de l’augustinisme (Pascal, Fénelon) qui traverse aussi les milieux laïcs. Du côté du thomisme, le problème est celui des deux pouvoirs alors qu’avec saint Augustin, on est renvoyé à la lutte des deux cités, favorisant l’émergence d’un militantisme de haute teneur spirituelle.’ (IMS: 113)
En ce sens, une interprétation ‘thomiste’ de la position du Sillon en termes spirituel-temporel se trouve naturellement en difficulté devant la conception ‘augustinienne’ du mouvement.
- Libéraux, Intransigeants et Catholicisme Social
Dans un second cadre d’analyse, plusieurs historiens ont tenté de cerner la place du Sillon par rapport aux tendances libérale et intransigeante catholiques, et plus particulièrement par rapport aux courants de la Démocratie Chrétienne et du catholicisme social de la fin du 19ème siècle. D’un côté, les historiens majeurs du Sillon comme Jeanne Caron (C: 42-43) et Madeleine Barthélemy-Madaule (MBM: 15-51) soulignent les liens du mouvement avec des activistes catholiques démocrates libéraux en commençant par Léon Ollé-Laprune et Maurice Blondel, précédés par Henry Maret et Alphonse Gratry et au delà jusqu’à Lacordaire, Ozanam et Lamennais. De même, Fabrègues considère Maret ‘le vrai ancêtre du Sillon’ (Fabrègues: 16). Selon cette perspective, les sillonnistes et surtout Marc Sangnier sont ‘plus proches des démocrates chrétiens de 1848 que de ceux de la dernière décennie du siècle’ (C: 43). Les deux auteurs citent abondamment des évidences en faveur de leur points de vue, partagé du reste par plusieurs anciens sillonnistes y compris François Mauriac et Jules Gay (Cf. Poulat 1975). En effet, la plupart des historiens jusqu’en 1970 sont d’accord pour situer le Sillon dans le camp dit libéral.
Toutefois, selon l’interprétation d’Emile Poulat, la génération des années 1890 y compris le Sillon ne tire pas son origine de la première démocratie chrétienne de 1848 même s’il ‘a pu attirer des éléments venus du libéralisme catholique’ (Poulat 1975: 5):
‘La continuité d’inspiration qu’elle invoque – dans la mesure où elle est réelle – ne doit rien à une filiation supposée. Elle ne se transmet pas de père en fils, sinon dans une genèse remaniée par un rédacteur tardif. Connu des psychologues mais ignoré des juristes, le cas est fréquent d’adoption de parents par des enfants qui ont perdu ou refusent leur famille.’ (Poulat 1975: 6-7)
Pour Poulat, même si ‘des démocrates chrétiens, l’âge venant ou le recul aidant, ont fini par se reconnaître dans les catholiques libéraux’ (Poulat 1975: 7), une telle interprétation ‘est déjà lire le passé autrement, marquer l’écart natif et nié qui sépare les deux courants’ (ibid).
De cette façon, Poulat et Mayeur préfèrent classer les démocrates chrétiens des années 1890 dans le cadre d’un courant plus large de ‘catholicisme social‘ qui commence alors. Pour tous deux leurs antécédents remontent à une matrice de ‘catholicisme intransigeant‘, historiquement opposé au ‘libéralisme catholique‘ (Mayeur 1986: 26)[2] (Poulat 1975)[3]. Cette interprétation tend à dominer depuis les années 70.
Pour appuyer cette classification du Sillon au sein du courant de catholicisme intransigeant, y compris le courant de la dite ‘seconde démocratie chrétienne’, Mayeur cite la position sillonniste qui insiste sur le non-sens du libéralisme catholique (Mayeur 1986: 28) et une certaine critique de la Révolution française par le leader sillonniste, François Laurentie (Mayeur 1986: 29). Dans la même ligne, Poulat cite l’example de Marc Sangnier ‘dont on sait tout ce qu’il doit à Albert de Mun’, dirigeant du `ralliement à la République’ des années 1890 et les attaques sur `l’erreur libérale’ par l’abbé Jean Desgranges du Sillon de Limoges (Poulat 1975: 18)[4]. Il est clair que les sillonnistes refusent le libéralisme doctrinaire et croient qu’il est condamné par l’Eglise (le Syllabus), et voient donc comme non-sens ce catholicisme libéral. Suivant le modèle de Poulat, ils professent un christianisme `intégral’. Pourtant, il est également certain, comme nous allons montrer plus loin, que la filiation du Sillon avec les démocrates libéraux de 1848, en particulier dans la ligne de Frédéric Ozanam est authentique et continue.
De plus, concernant les personnes citées par Mayeur et Poulat comme exemples de l’intransigeance du Sillon, il faut noter que toutes ont rompu avec le Sillon. Ainsi, François Laurentie se sépare du Sillon à l’occasion de la ‘crise d’Hellencourt’ en 1905 (Caron: 359) parce qu’il pense que le Sillon était en train de commencer la lutte de classes. L’abbé Desgranges quitte aussi le Sillon en 1907. Par ailleurs, malgré le respect profond des sillonnistes pour Albert de Mun, ce dernier était en désaccord fondamental avec leur approche (Sangnier 1932: 17). Ces exemples sont donc mal-choisis pour illustrer la dite intransigeance du Sillon en tant que mouvement. Au contraire, les conflits du Sillon avec ces personnes nous oblige à distinguer le Sillon du courant du catholicisme intransigeant.
- Le Sillon et la Seconde Démocratie Chrétienne
Par rapport au courant de la soi-disant ‘Seconde Démocratie Chrétienne‘ des années 1890, Mayeur[5] et Poulat mettent l’accent sur la base commune que le mouvement de Marc Sangnier partage avec cette tendance (Poulat 1975: 5). D’un autre côté, comme nous l’avons noté, Caron et Barthélemy-Madaule, avec Vaussard (Vaussard 1956:79), soulignent les différence entre le Sillon et les autres groupes y compris les démocrates chrétiens des années 90. Ce dernier point de vue correspond à celui exprimé par les sillonnistes, qui se distinguent eux-mêmes clairement des démocrates chrétiens (Sangnier 1906: 134), parfois même aux dépens d’eux-mêmes. En ce sens, la tentative de Mayeur et Poulat de regrouper le Sillon avec les démocrates chrétiens est discutable, tout comme le choix de Caron du titre de sa thèse, Le Sillon et la Démocratie Chrétienne. En effet, les sillonnistes eux-mêmes étaient opposés à une telle association, sauf dans le cadre du sens plus large d’une définition délibérément non-politique de Léon XIII de la démocratie chrétienne dans l’encyclique Graves de Communi en 1901 comme ‘l’action même de l’Eglise parmi le peuple’ (Sangnier 1906: 139).
Finalement, l’effort pour caractériser le Sillon au sein de la tendance démocrate chrétienne et surtout à l’intérieur d’une matrice plus large de catholicisme intransigeant distrairait l’attention du non-conformisme intentionnel du mouvement de Marc Sangnier. En un temps où l’Eglise catholique concevait son unité d’une manière particulièrement monolithique, l’insistance du Sillon sur sa spécificité peut avoir été une source importante des problèmes confrontés par le mouvement.
- Le Sillon et le Modernisme
Regardons une dernière tentative d’Emile Poulat de catégoriser le Sillon. Pour lui les courants modernistes du 20ème siècle sont de deux espèces : un modernisme intellectuel qui regroupe les théologiens et philosophes de l’époque qui sont soupçonnés ou condamnés, tel Loisy, et d’autre part, un modernisme social, viz. ‘le nouvel esprit social à l’oeuvre dans l’institution de l’Eglise’ et il y situe le Sillon (FIC 1997).
Des personnages proches au Sillon comme les philosophes Maurice Blondel et Lucien Laberthonnière, et peut-être aussi Léon Ollé-Laprune, ont vu leurs travaux condamnés ou tout au moins soupçonnés de modernisme. Pie X a accusé explicitement le Sillon de s’être laissé capturer par ‘les ennemis modernes de l’Eglise’ (NCA: 628). En ce sens, il est utile de garder à l’esprit la notion de modernisme social. Cependant, il faut noter encore une fois, que n’étant ni théologiens ni philosophes, les promoteurs du Sillon et Marc Sangnier en particulier avaient fait tout leur possible pour éviter d’être mêlé à la crise moderniste, au moins du point de vue intellectuel (Caron: 113).
- Le Sillon, le Mouvement Ouvrier et la Jeunesse
Pour compléter notre tableau, il faut enfin constater que, malgré le fait que le Sillon s’est donné la priorité d’organiser les jeunes ouvriers, les historiens n’ont presque jamais considéré son rôle dans le développement du mouvement ouvrier chrétien. Ainsi, par exemple, dans l’oeuvre de S.H. Scholl, 150 ans du mouvement ouvrier chrétien, on ne trouve aucun mention du Sillon (Scholl 1966).
D’autre part, on l’a souvent considéré parmi les mouvements de jeunesse (Cf. Cholvy 1985). Ce n’est que partiellement vrai. Oui, le Sillon fut un mouvement de jeunes, surtout à ses origines, parce que ses fondateurs étaient eux-mêmes jeunes. Vers 1910, cependant, c’est-à-dire à l’époque du ‘plus grand Sillon’, le Sillon est devenu plutôt un mouvement de jeunes adultes, d’où aussi certains problèmes se sont ressortis. C’est pourquoi en juin 1910, le Sillon lui-même a fondé un mouvement de jeunesse, L’Union pour l’éducation civique (C: 715), un organisme qui n’a pas survécu la lettre de Pie X, tombée quelques semaines plus tard.
Ainsi, nous voyons qu’au niveau de mouvements de jeunesse et du monde ouvrier, le Sillon échappe encore à toute tentative de classement.
- AUTRES LACUNES DE L’HISTORIOGRAPHIE
- Les sources intellectuelles du Sillon
Finalement, il est important de mentionner deux autres aspects de l’historiographie du Sillon qu’ont besoin d’être approfondis. Ce sont les ‘sources intellectuelles’ du Sillon que Poulat considère une ‘carence de nos études sur les filiations intellectuelles’ (IMS: 113). Si Caron et Barthélemy-Madaule éclairent quelque peu les sources du Sillon, le commentaire de Poulat reste largement valide. La plus importante lacune est peut-être, celle d’études concernant le rôle fondamental joué par Léon Ollé-Laprune. En effet, presque tous les historiens qui ont écrit sur le Sillon ont noté son lien avec Ollé-Laprune. Cependant, jusqu’au Colloque centenaire du Sillon en 1994, particulièrement l’article de Pierre Colin sur Le contexte philosophique, très peu a été fait pour tracer cette filiation.
Plus étonnant encore est le peu d’intérêt historique suscité par le travail de Léon Ollé-Laprune. Prenons l’exemple de son ouvrage publié en 1894, Le Prix de la Vie, 50 éditions ont été achevées au début des années 1930 (Blondel 1932: 10), un chiffre remarquable pour une oeuvre philosophique. Il est surprenant qu’Ollé-Laprune ne soit même pas mentionné dans les 1200 pages du 11ème volume de l’Histoire du Christianisme traitant la période 1830-1914 (HC11) publié en 1995. Comme nous allons le voir dans ce travail, Ollé-Laprune a exercé une énorme influence pas seulement sur le Sillon mais sur l’ensemble du mouvement d’apostolat de laïcs catholiques.
- Le Sillon Sans Frontières
L’historiographie du Sillon manque aussi d’une dimension importante: celle de son influence internationale. Comme noté pendant le Colloque du centenaire, le Sillon a laissé son empreint en Italie, Pologne et Suisse (IMS: 114). L’influence du Sillon en Espagne, Allemagne, d’autres pays d’Europe centrale, Canada et peut-être Amérique latine est manifeste (Cf. par exemple, les témoignages dans le Rapport du VIème Congrès National du Sillon, 1908). Rien de cela ne semble avoir été exploré.
L’influence la plus forte du Sillon semble bien s’être faite en Belgique: `une sorte de Sillon’ s’est formé à Liège, mais c’est peut-être à travers le cercle de jeunes, de prêtres et de laïcs rassemblés autour de Joseph Cardijn, qui ont fondé le mouvement de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), que le Sillon a exercé son plus grand impact international (Gigacz 1997). A travers la JOC, une part importante de l’héritage du Sillon aurait aussi été transmise aux mouvements d’apostolat de laïcs du 20ème siècle.
- POUR UNE COMPREHENSION RENOUVELEE DU SILLON
- SON ORIGINALITE
Plus que les rapprochements avec les courants mentionnés, ce qui a été manifesté par ce parcours est le caractère ‘inclassable et autonome’ du Sillon (Vaussard 1956: 79). Poulat lui-même admet la ‘singularité’ de la personnalité de Marc Sangnier, Caron elle souligne qu’il ‘redoutera comme une erreur’ que le Sillon soit confondu avec d’autres groupes contemporains et ‘l’effort qu’il fera en plusieurs circonstances pour se dégager’ (Caron: 44). En ce sens, les comparaisons du Sillon avec les catégories du catholicisme libéral et intransigeant, du catholicisme social et de la démocratie chrétienne sont surtout utiles pour comprendre le contexte dans lequel le Sillon a fonctionné et a cherché à définir sa propre identité.
De ces débats nous concluons la nécessité d’une ré-lecture complète de l’histoire du Sillon, ce qui dépasse manifestement les limites de cette étude. Je me permets cependant d’indiquer quelques pistes clés pour une telle étude.
- L’APOSTOLAT DE LAICS
Je crois que le Sillon peut être mieux compris en tant que prototype d’une nouvelle catégorie de groupes catholiques que l’on peut caractériser comme ‘mouvements ou groupes d’apostolat de laïcs‘. Alors que l’expression `apostolat de laïcs’ ne se popularise que longtemps après la dissolution du Sillon, les sillonnistes eux-mêmes ont certainement identifié leur mission comme la formation et l’éducation d`apôtres laïcs‘. C’est clair aussi dans les biographies de Henry du Roure, d’Amédée Guiard et de Léonard Constant déjà citées.
Dans cette première partie de travail, nous allons tenter de découvrir la portée du Sillon sous l’optique de son auto-conscience comme un mouvement pour la promotion d’un apostolat spécifiquement laïc. Dans cette optique, nous allons aussi tenter de découvrir l’originalité auto-proclamée du Sillon en tant que le premier des mouvements laïcs et aussi en tant que premier mouvement spécialisé d’Action catholique, en commençant par le mouvement de la JOC de Joseph Cardijn, qui s’est inspiré profondément de l’héritage du Sillon.
- UN MOUVEMENT
Prenons en compte que le Sillon est le premier à se considérer comme un mouvement plutôt qu’une ‘association’, ‘union pieuse’ ou autre type d’institution. D’un point de vue temporel, le Sillon n’a existé que pendant une très brève période, moins de vingt ans entre ses origines au sein de la Crypte au Collège Stanislas à Paris au début des années 1890 jusqu’à sa dissolution suivant la lettre encyclique du Pape Pie X, Notre Charge Apostolique, le 25 août 1910. Les sillonnistes eux-mêmes étaient très conscients que les luttes de leur génération ne sont qu’un moment dans un processus plus large du développement historique. En observant le mouvement de l’histoire, ils tentent de se situer et de s’orienter au sein de ce flux; ils cherchent à jouer un rôle actif pour orienter son progrès : le Sillon se concevait comme un mouvement, un véhicule en train d’avancer, dont les membres très majoritairement jeunes, changent constamment et progressent dans leurs idées.
- VERS UNE COMPREHENSION DYNAMIQUE
Notre objectif, sera donc dans une première partie de cette étude, de présenter une compréhension dynamique du Sillon, en rendant compte de sa place dans le contexte historique français marqué par les conflits entre l’Eglise et l’Etat, le capital et le travail, la science et la religion, le nationalisme et l’internationalisme. Ces conflits et développements qui ont marqué la France au tournant du 20ème siècle s’inséraient dans une période plus longue du processus historique que nous pouvons aujourd’hui identifier comme l’émergence du monde moderne, fruits des révolutions industrielle et démocratique du 18ème siècle. L’histoire du Sillon est intimement impliquée dans celle des efforts acharnés de l’Eglise catholique toute entière pour s’ajuster à la modernité.
Afin de construire une image vivante du Sillon, nous allons commercer dans le Chapitre 1.2 par tenter de voir comment le Sillon comprenait l’émergence au 19ème siècle d’un monde moderne, démocratique, industriel et pluraliste. Dans le chapitre 1.3 nous allons voir comment le Sillon a essayé de répondre à cette problématique de la modernité. Au Chapitre 1.4 nous verrons la postérité du Sillon : comment son héritage a contribué à l’émergence des mouvements catholiques d’apostolat de laïcs du 20ème siècle.
Stefan Gigacz – 1997
[1] Il y a aussi deux volumes de lettres de Henry du Roure (Cognets 1923), mais comme remarque Inda, les passages les plus critiques et controversées ont été supprimées (Inda).
[2] Jean-Marie Mayeur a décrit ‘la matrice d’un catholicisme social’ (Mayeur 1986: 22) comme suit : ‘Le catholicisme intransigeant se fonde sur un refus total de la société née de la Renaissance, de la Réforme et de la Révolution, dominée par l’individualisme et le rationalisme, la sécularisation de l’Etat, des sciences et de la pensée. J. de Maistre, Bonald, le premier Lamennais, au temps de la Restauration, Veuillot, Blanc de Saint-Bonnet, Donoso Cortès, après la crise de 1848, sont les représentants les plus illustres d’une tradition que l’on peut suivre sans solution de continuité jusqu’au Maritain d’Antimoderne… Face à la dure montée de la civilisation industrielle, les intransigeants aspirent à un retour au monde traditionnel : l’aristocratie ou le clergé nourrissent le projet d’une alliance avec le “bon peuple”, préservé de la contagion révolutionnaire, contre la bourgeoisie libérale. Exaltation de la tradition et refus du présent, éloge du “repos” face à une société en mouvement, nostalgie de la société rurale opposée à l’industrialisme, anticapitalisme associé à l’antiprotestantisme et à l’antisémitisme, idéal d’une société “organisée”, faite de “corps” et d’associations, exaltation de la monarchie chrétienne et populaire, face à l’Etat moderne et centralisé, fruit de l’absolutisme et du jacobinisme, nostalgie de l’Europe chrétienne face à l’Europe des Etats, née des traités de Westphalie, et à l’Europe des nations née de la Révolution française, tels sont les traits majeurs d’une philosophie politique et sociale dont on ne dira jamais assez l’influence diffuse dans le monde catholique, et bien au-delà du XIXe siècle… Refus du libéralisme politique et économique; refus aussi du libéralisme religieux… Profondément marqué par le traditionalisme, le catholicisme intransigeant n’est pas, pour paradoxal que cela puisse paraître, sans relation avec la renaissance scolastique et le renouveau thomiste. ‘ (Mayeur 1986: 20-24)
Comme nous allons voir dans ce travail, une telle description correspond plutôt au contraire du Sillon!
[3] Pour Poulat, ce qui importe, c’est de clarifier ‘les origines et le développement de la démocratie chrétienne’ et aussi ‘ses rapports – attraction, répulsion, transaction – avec le “mouvement démocratique”‘ (Poulat 1975: 8). En conséquence, selon Poulat, tandis que les catholiques libérales désiraient ‘que l’Eglise légitime la nouvelle société et que celle-ci respecte les droits de la religion’, les démocrats chrétiens ‘n’acceptaient la nouvelle société que pour conformer à leur modèle : la purger de sa tare originelle et la porter à un état supérieur… la redresser et l’élever‘ (Poulat 1975: 7).
‘La démocratie chrétienne,’ selon le modèle de Poulat, ‘n’est autre que l’alliance, la conjonction des deux forces opprimées, l’Eglise et le peuple. Historiquement, comme doctrinalement, elle n’a rien à voir avec république ou républicain, sinon par avenant et du dehors, pour répondre à une situation donnée… Monarchie (comme en Italie) et République (comme en France) sont deux formes politiques possibles; la démocratie est un état social qui ne dépend pas d’elles : pour elle, être chrétienne … c’est se souvenir de ses origines… où le peuple était chrétien et l’Eglise populaire… Si (l’Eglise) s’est aujourd’hui éloignée du peuple, elle doit y revenir : condition, en particulier, de la réforme radicale qui s’impose de la société contemporaine. Elle se retrouvera ainsi elle-même, telle qu’elle fut toujours, sans avoir rien à céder à ses adversaires : c’est ce qu’on a appelé sa position intransigeante.’ (Poulat 1975: 7-8) Dans ce sens, catholicisme intransigeant laisse entendre intégralisme: “vivre ensemble la vie chrétienne intégrale”, “vivre intégralement le christianisme”, et “une pratique intègre et intégrale” dans les mots de l’abbé de Lacger of Albi cités par Poulat (Poulat 1975: 11). Cet intégralisme doit aussi être distingué de l”intégrisme’ des catholiques selon le modèle bien connu de Mgr Benigni de Rome ou Archevêque Turinaz en France. De cette façon, le modèle de Poulat tourne autour du couple de l’intransigeance et l’intégralisme.
[4] Reprenant la thèse de Poulat, par exemple, Cl. Castiau, sans citation de sources, dit que ‘Marc Sangnier, leader du Sillon, mouvement ayant pour objectif de “conscientiser” (comme on dirait aujourd’hui) les masses catholiques pour les porter vers la démocratie authentique, s’est situé explicitement dans la ligne du Syllabus et s’est proclamé ouvertement anti-libéral’ (Castiau 1977: 296). Au contraire, s’il se distanciait de Jacques Piou et de son Action libérale populaire, Marc Sangnier s’est certainement considéré comme libéral (Cf. Molette 249).
[5] Mayeur caractérise aussi les ‘démocrates chrétiens‘ des années 1890 dans ces termes : ‘Démocrates, mais non libéraux, les démocrates-chrétiens et les catholiques sociaux, même s’ils acceptent la république, professent en effet la vision du monde qui était celle des intransigeants : refus de l’individualisme,organicisme, défense de la famille, rêve de l’alliance du peuple et du clergé contre les notables, corporatisme, décentralisation, hostilité à l’ordre établi, celui des “bien-pensants” et des conservateurs, recherche d’une troisième voie entre le libéralisme et le socialisme, anti-industrialisme, anticapitalisme coloré d’antisémitisme.’ (Mayeur 1986: 29)