La conception sillonniste de la démocratie

STEFAN GIGACZ

LA CONCEPTION SILLONNISTE DE LA DEMOCRATIE :

DE LA CONDAMNATION JUSQU’A VATICAN II

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INTRODUCTION

NOTRE BUT

Le but de ce travail est simple. Je vais étudier quelques aspects de la conception de la démocratie soutenue par le Sillon, le mouvement de jeunesse fondé à Paris pendant les années 1890 par Marc Sangnier (1873-1950) et qui a duré jusqu’à sa condamnation par le pape Pie X le 25 août 19101.

En particulier je vais regarder de plus près quelques concepts qui étayent la notion sillonniste de la démocratie, en particulier la conscience et la responsabilité, mais aussi d’autres concepts tels que la participation et la coopération, concepts qui comme nous allons voir sont devenus par la suite des notions clés de l’enseignement de Vatican II sur le rôle de la personne dans la communauté et dans le monde. En étudiant ces aspects de la démocratie sillonniste, j’espère éclairer quelques aspects de leur compréhension du rôle des chrétiens dans la société, et ainsi de la relation entre l’Église et la Cité2, question brûlante au début de ce siècle, et qui demeure toujours importante. En même temps, j’espère qu’une appréciation approfondie de la notion de la personne consciente et responsable peut nous fournir des clés pour une conception plus démocratique de l’organisation de la cité et de l’Église.

POURQUOI LE SILLON?

Au coeur des deux grandes révolutions industrielles et démocratiques

Pourquoi commencer avec le Sillon? D’abord, parce que la période dans laquelle il est né un moment historique fort pour l’Église et le monde. A la fin d’un siècle qui avait vécu deux grandes révolutions industrielle et démocratique, l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII en 1891 venait de faire une première synthèse pontificale des acquis du mouvement catholique social jusqu’à là. En même temps cette encyclique contribuait à galvaniser un nouvel essor d’action qui se prolongerait jusqu’au Concile Vatican II. Cette période au tournant de 20ème siècle a vu aussi de profondes mutations à l’intérieur de l’Église par le renouvèlement de la théologie et de la philosophie, les nouvelles méthodes d’études bibliques, la modernisation du droit canonique, etc. Si l’Église et le monde étaient tous deux en processus de mutation, on ne s’étonne pas que cette période était aussi marquée par des conflits entre l’Église et l’État, notamment en France.

Un mouvement précurseur

Au deuxième lieu, nous commençons avec le Sillon parce que, comme nous avons montré dans un autre travail (Gigacz 1996), que ce mouvement était la source qui a fait jaillir l’inspiration, l’esprit, la méthodologie, la théorie même d’un bon nombre des mouvements d’Action catholique et d’apostolat des laïcs du 20ème siècle, y compris la JOC, la JEC, la JAC et le JIC et leurs homologues adultes3. Beaucoup d’autres personnes et groupes4 ont apporté leur contribution à ces développements ultérieurs, mais c’est le Sillon qui a poussé le plus loin certaines idées concernant l’autonomie des laïcs dans les domaines de la politique, de l’économie et à l’intérieur de l’Église elle-même. Il a ainsi contribué à crystalliser quelques unes de plus grandes questions de l’époque.

Un jugement historique

Une troisième raison découle du fait que jusqu’à présent il me semble que l’importance de la contribution du Sillon à l’émergence de l’apostolat des laïcs n’a pas été suffisamment appréciée, ni par ses héritiers, ni par les historiens. Au fond, le Sillon reste victime du jugement porté sur lui par Pie X en 1910. Or, comme nous allons le voir, on peut considérer que Vatican II a adopté une vision de la personne agissant au sein du monde qui correspond à la conception sillonniste de la démocratie.

Éléments pour une conception juridique de la personne dans la sociéte

Une quatrième raison de notre choix se trouve dans le fait que plusieurs sillonnistes de première ligne, y compris Marc Sangnier, avaient une formation de juriste. Leur façon de s’exprimer était marquée par des tendances juridiques5.

Jusqu’ici les auteurs ont souligné l’influence sur les sillonnistes de philosophes tels que Léon Ollé-Laprune et Maurice Blondel6 sans noter que bien des sillonnistes étant juristes étaient très au courant des implications juridiques des luttes entre l’Église et l’État de l’époque et par ce fait a dû influencer leur manière de concevoir les rapports entre Église et Cité.

LE PLAN

Le plan de ce travail sera le suivant.

I.        Dans une première partie, nous étudierons la conception de la démocratie soutenue par Marc Sangnier et le Sillon.

II.        Ensuite, nous regarderons les liens et les différences de cette conception avec le christianisme, avec les autres courants d’action sociale chrétienne et catholique, spécialement avec la ‘démocratie chrétienne’. Nous considérerons aussi cette conception démocratique à la lumière de l’enseignement pontifical de Léon XIII et Pie X, et nous essayerons de comprendre les raisons de la condamnation du Sillon par ce dernier.

III.        Enfin, nous regarderons quelques aspects de l’enseignement de Vatican II qui touchent au coeur de la conception de la personne dans le monde adoptée à Vatican II et aussi sur la question de la relation de l’Église et la Cité. De plus, nous allons jeter un coup d’oeil sur le Code du Droit Canonique de 1983 pour voir comment le droit canonique a tenté de traduire les acquis de Vatican II et pour identifier quelques faiblesses et lacunes.

Nous espérons de montrer que la conception de la démocratie élaborée par le Sillon a encore de validité aujourd’hui, et surtout après Vatican II, dont la vision de la personne, le monde et l’Église s’approche fortement de celle du Sillon. Nous essayons tirer quelques leçons et conséquences de l’expérience sillonniste qui peuvent être pertinentes à une compréhension canonique des mouvements de l’apostolat des laïcs aujourd’hui.

Nous concluerons donc avec quelques réfléxions pour le développement d’une Église et d’une société civile plus démocratique parce que plus consciente et plus responsable.

I. LA CONCEPTION SILLONNISTE DE LA DÉMOCRATIE

A. QUELLE DÉMOCRATIE ?

‘Le Sillon travaille à réaliser la démocratie en France,’ écrivait Louis Cousin, conseiller du Sillon dans un livre, Vie et Doctrine du Sillon (Cousin, 1906), qu’on peut considérer comme un manuel du mouvement. Quelle est donc cette démocratie que les sillonnistes voient comme une conséquence de leur foi chrétienne? C’est une question clé parce que, selon moi, parce que la méconnaissance de ce que les sillonnistes ont voulu exprimer par le terme démocratie est devenue une des principales raisons de leur condamnation ultérieure. Cette méconnaissance s’explique en partie par le rejetion viscéral d’une grande partie de la population catholique française à l’époque de toute forme de démocratie. Elle s’explique aussi par le fait que les sillonnistes ont essayé de donner un nouveau sens au concept de démocratie, un sens très différent du sens courant du ‘pouvoir du peuple’. C’est ce sens renouvelé de la démocratie que nous allons tenter de dégager.

Pour comprendre cette conception, nous allons recourir à la fois aux textes des sillonnistes eux-mêmes et notamment de Marc Sangnier et aux écrits de deux grands philosophes qui les ont influencé, Léon Ollé-Laprune7 et Maurice Blondel8. Notre effort est une tentative de relecture et reconstruction de la compréhension sillonniste de la démocratie, ce qui nous aidera à comprendre la vision des sillonnistes de la relation de la Cité et l’Église.

1. UNE DÉFINITION

La conception sillonniste de la démocratie est exprimée par Marc Sangnier avec une précision très juridique dans une belle définition qui sera souvent repris par le mouvement9 :

‘La démocratie, dit-il, est l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun.’

Il nous faut examiner chaque composante de cette définition bien pesée.

2. UNE CONCEPTION CIVIQUE

Commençons avec le mot civique, qui nous renvoie à la conception classique du citoyen qui habite dans la polis des philosophes grecques10. Le mot civique donc comporte deux aspects que nous devons étudier :

a)        Une conception de l’homme, le zoon politikon d’Aristote;

b)        Une conception de la société comme lieu de vie de cet homme.

B. LA PERSONNE DÉMOCRATIQUE : CONSCIENTE ET RESPONSABLE

1. LE DEVOIR ET LA RESPONSABILITÉ CHEZ LÉON OLLÉ-LAPRUNE

L’homme de raison et d’action en vue d’une fin

L’homme vaut mieux que le pur animal, dit Ollé-Laprune, parce que l’homme pense (Ollé-Laprune, 1894: 76). Rien d’étonnant là, c’est l’homme classique de la raison. Et la vie de cet homme, continue-t-il, ‘est action‘. C’est la conception aristotelicienne de l’homme qui a une fin, ‘une oeuvre à faire11‘ (Ollé-Laprune, 1894: 65).

L’aspiration et la progression vers un idéal d’homme

Mais cette conception qu’Ollé-Laprune croit pouvoir induire de l’observation empirique ne suffit pas. Nous avons besoin, dit-il, d’une certaine idée de l’homme, qu’il appelle une idée directrice de l’excellence de l’homme et ‘qui, en un sens, fait l’homme’ car ‘homme j’aspire à être homme‘, c’est-à-dire devenir pleinement homme12. Ainsi, l’homme devient homme à travers sa progression dans la vie vers la conscience de ses capacités et ses possibilités.

La responsabilité et l’obligation

Cette montée de conscience, qui devient progressivement un principe d’action, correspond à sa croissance vers la responsabilité dans la vie (Ollé-Laprune, 1894: 158). Pour Ollé-Laprune, cette reponsabilité morale découle de son ‘devoir d’être homme le plus et le mieux possible’, et de ‘vivre conformement à l’idéal de la nature humaine’ (Ollé-Laprune, 1894: 107). Ainsi, il n’y a non seulement une attraction naturelle et une aspiration à la pleine vie, il y aussi une obligation13.

La libre soumission à une loi souveraine

La question, cependant, est d’où vient cette obligation de vivre? D’une loi souveraine, qui exige ‘une entière et pleine et universelle soumission’ et même ‘l’adhésion intime’ (Ollé-Laprune, 1894: 150), une soumission et une adhésion qui doivent être libre14. A la limite, donc, cette idée de l’obligation implique aussi l’existence d’un maître, qui est ‘tout à la fois notre Législateur, notre Juge, et le Bien souverain, et le Vivant parfait’, autrement dit, Dieu (Ollé-Laprune, 1894: 168). Mais ceci ne fait aucune difficulté pour Ollé-Laprune. Car en même temps, ‘je trouve en moi la loi. C’est une loi intérieure. Je ne la reçois pas du dehors. Je la conçois, je la pense, et, en un sens, je puis dire presque que je la fais, tant il est vrai qu’elle est en moi et qu’elle est l’expression de ma nature, j’entends de ma vraie nature, de mon essence, de ce que j’ai de meilleur, de ce qui est proprement humain, de ma raison. Et en même temps elle s’impose à moi. Elle m’est supérieure.'(Ollé-Laprune, 184: 153)

La personne : citoyenne d’un État spirituel

Nous sommes donc devant une conception très classique de l’obligation, dont les contreparties sont la responsabilité, le désintéressement et le sacrifice (Ollé-Laprune, 1894: 130)15, et à laquelle l’idée de la liberté reste subordonnée. Mais en même temps, cette obligation est envers moi-même. Par ailleurs, cette loi souveraine est objective parce qu’elle découle de la vérité (Ollé-Laprune, 1894: 158). Ainsi, il n’y a aucune question d’abaissement dans la soumission à cette loi. Toute au contraire, pour Léon Ollé-Laprune, ‘du moment que l’obligation ou le devoir existe, je suis ce qu’on nomme une personne; je suis une realité vivante, qui sait, qui aime, qui veut; je fais partie du monde de l’esprit (Ollé-Laprune, 1894: 152). ‘Je suis’, continue-t-il, ‘citoyen d’un État spirituel‘, citoyen qui participe au gouvernement et à l’obéissance comme ‘législateur’ et ‘sujet’16.

La participation à l’obéissance et au gouvernement

Et c’est là le coeur de la conception démocratique de la personne de Léon Ollé-Laprune et du Sillon. La croissance de l’obligation et du devoir que la démocratie exige des citoyens implique une croissance parallèle de la participation au gouvernement et à l’obéissance.

Par la perception du devoir, l’homme devient une personne, dans ‘un monde supérieur’ où la participation au gouvernement exige de chaque citoyen sa responsabilité non seulement devant la loi, mais pour la loi qui gouverne et qu’il contribue à faire. Pour Léon Ollé-Laprune donc la notion de démocratie est lié surtout à l’effort personnel pour élever les esprits et les âmes’ (Ollé-Laprune, 1894: xiv). Et c’est surtout la croissance de notre conscience de notre obligation et de notre devoir qui nous amène à une conception démocratique de la responsabilité.

2. LA CONSCIENCE ET L’ACTION CHEZ MAURICE BLONDEL

L’homme devant la réalité sa vie

Nous passons avec Maurice Blondel d’une vision classique de la personne responsable devant la loi à une conception véritablement moderne de l’homme conscient de son existence dans le monde de son temps. Tandis qu’Ollé-Laprune mettait l’accent sur l’aspiration de chaque personne vers un idéal, Blondel, lui, comprend cette aspiration dans un sens plus existentiel, dont le point de départ est le fait que l’homme se trouve ‘condamné à la vie’ dans laquelle il risque de rester en ‘servitude’ (Blondel, 1973: viii – x).

Le défi de la vie

Comme chez Ollé-Laprune et Aristote, la vie pour Blondel est action. Selon lui, ‘l’action dans ma vie est un fait, le plus général et le plus constant de tous’ (Blondel, 1973: viii), à la fois une nécessité et une obligation. En effet, cette action est tellement une partie de la vie de l’homme que ‘Je suis‘, dit-il, ‘et j’agis, même malgré moi‘ (Blondel, 1973: xi). Et c’est là le problème, car ‘si je n’agis pas de mon propre mouvement, il y a quelque chose en moi ou hors de moi qui agit sans moi; et ce qui agit sans moi agit d’ordinaire contre moi’ (Blondel, 1973: ix). Si l’homme n’arrive pas à agir par lui-même, il se trouvera condamné à ‘la servitude’. Ainsi, l’aspiration de l’homme est de sortir de cette condition de ‘servitude’ qui caractérise sa vie, et qui risque de devenir permanent.

Le défi de la liberté

Pour Blondel il n’y a qu’une seule possibilité d’éviter cette condamnation à la servitude : ‘c’est de me prêter simplement à tout ce que la conscience et la vie exigent de moi. De cette façon seulement, je maintiendrai l’accord entre la nécessité qui me force à agir et le mouvement de ma volonté propre’ (Blondel, 1973: xv). Cette conception de Blondel ne contredit pas la conception de l’obligation et du devoir envers un idéal élevé d’Ollé-Laprune, mais elle vient à la question d’un autre point de vue : celui de la réalité quotidienne presque banale de la vie. Ce point de vue n’est pas absent d’Ollé-Laprune, mais c’est la mérite de Blondel de l’avoir mis en pleine lumière. Et c’est pourquoi plutôt que sur le devoir Blondel met beaucoup plus l’accent sur la notion de liberté, dans le sens de libération d’une servitude.

L’action : point de départ

Selon la conception de Blondel, c’est par la vie même que nous baignions, pour ainsi dire, dans l’action – action qui n’est pas nécessairement réfléchie, et qui risque de nous amener où nous ne voulons pas aller. Il faut donc que chacun devienne plus conscient de tout ce qui agit en lui afin d’éliminer d’abord ‘toutes les fausses manières d’être et d’agir’ et d’arriver à une ‘complète et absolue soumission aux dictées de la conscience’ (Blondel, 1973: xix).

Vers la conscience réfléchie par l’action

Selon Blondel, on vient paradoxalement à cette conscience par l’action même17. Notre objectif est de maîtriser notre action et de nous libérer en devenant plus conscient de l’action dans notre vie. Pour cela il faut que nous dépassions non seulement le seuil de la conscience, mais que nous arrivions à la conscience réfléchie. Ceci est possible parce que chaque action nous ouvre envers l’infini, à la ‘grandeur du monde’ (Blondel, 1973: 117). C’est en agissant que nous prenons conscience de notre liberté (Blondel, 1973: 138). De cette manière, l’action nous ouvre à l’au-délà de nous-mêmes qui jaillit dans notre conscience élargie. La conscience et l’action agissent donc l’une sur l’autre dans une manière réfléxive18.

La personne consciente et responsable devant la vie

Puisque l’action est la vie même, c’est par la vie aussi que nous arrivons à la conscience, ce qui implique que c’est aussi par la conscience de notre vie que nous arrivons à notre liberté. Chez Maurice Blondel, ce sens de la conscience humaine est devenu beaucoup plus large que le sens traditionnel : la personne consciente et libre est celle qui réfléchit sur sa vie et son action. En ce faisant, elle devient plus responsable de sa vie.

3. DE LA PARTICIPATION A LA COOPERATION

Notre action comme participation

Nous avons vu que chez Léon Ollé-Laprune le point de départ est la conception téléologique d’Aristote de la personne-citoyenne dont la vie est ordonnée envers le polis. Cette relation mutuelle s’exprime dans la double participation de la personne-citoyenne au gouvernement et à l’obéissance. Ce citoyen est en même temps ‘législateur’ et ‘sujet’ (Ollé-Laprune, 1894: 153).

Notre action comme coopération

Blondel pousse cette conception à un autre niveau. ‘Nous n’agissons jamais seuls,’ dit-il (Blondel, 1973: 218). Par ‘une sorte d’affinité naturelle’ que Blondel appelle coaction, notre action suscite ‘des puissances étrangères à nous’ (Blondel, 1973: 215) : notre action nous dépasse. Dans la mesure où une personne met dans son action une parcelle de sa pensée, elle devient ‘une idée vivante’. Ainsi, notre action a nécessairement une influence sur d’autres personnes; elle ‘tend à aborder et à pénétrer d’autres consciences’ (Blondel, 1973: 232). Elle sollicite des ‘coopérateurs’, des ‘partenaires’ qui ‘collaborent‘ et ‘coopèrent‘.

Vers l’union sociale

On peut ainsi considérer notre oeuvre ‘non seulement comme le produit ou l’effet, mais comme l’instrument et le lien d’une union plus réelle entre des consciences naturellement solitaires et inconnues les unes des autres’ (Blondel, 1973: 233). C’est de cette manière que notre oeuvre fait naître l’union sociale, ce qui permet à son tour une plus étroite coopération.

Comme l’action individuelle suscite le développement de la conscience personnelle, cette même action et, encore plus, l’action sociale, semblent susciter le développement d’une conscience collective constitutive de la société. Ainsi, notre action devient plus qu’une simple participation à la vie d’une société qui nous préexiste ; par notre action, nous coopérons à la constitution de notre société. Si Blondel ne le dit pas explicitement, il me semble clair que pour lui sa conception de collaboration ou coopération va plus loin que celle de la participation au gouvernement et à l’obéissance chez Léon Ollé-Laprune.

4. PORTER AU MAXIMUM LA PARTICIPATION ET LA COLLABORATION DE CHACUN

Considérons maintenant l’exigence de notre définition de ‘porter au maximum‘ la contribution de ‘chacun‘. Ceci implique deux aspects :

a)        La maximisation des capacités de chacun en tant qu’individu;

b)        La maximisation du nombre d’individus qui participe et collabore à l’oeuvre démocratique.

Ce que nous avons déjà dit ci-dessus exprime la croissance de la conscience, responsabilité, participation et collaboration de chacun en tant qu’individu.

De l’élite à la masse

Par rapport à la question du nombre, il convient de remarquer l’implication dans la définition sillonniste d’une citoyenneté qui n’est plus limitée, comme chez les grecques, à une élite. C’est ‘mauvais signe’, dit Ollé-Laprune, quand une conception de la vie ne s’adresse qu’à une élite. C’est nier la possibilité de la majorité de ‘faire oeuvre d’homme’ et ainsi de devenir pleinement homme (Ollé-Laprune, 1894: 70). Il découle de la conception de la possibilité et de la nécessité pour toute personne de devenir plus consciente et responsable que la démocratie s’ouvre à la masse. Car, une fois admise que cette croissance est possible, il devient difficile de nier cette possibilité à quiconque.

La démocratie en tant que but à atteindre

La démocratie sillonniste reste néanmoins toujours une tendance vers cet objectif de la conscience et de la responsabilité de chaque personne – une tendance ‘asymptotique’, pour reprendre le terme mathématique utilisé par Sangnier, vers un but à atteindre.

Cet aspect d’inachevé n’implique nullement qu’une société démocratique ne soit pas possible ; pour les sillonnistes, la société démocratique se définit comme une société en évolution permanente, en mouvement vers sa fin.

5. LA CONSCIENCE ET LA RESPONSABILITÉ SELON LE SILLON

Nous sommes maintenant en position d’apprécier la mesure de la contribution d’Ollé-Laprune et de Blondel à la définition sillonniste de la démocratie.

Vers l’homme démocratique

Comme dira Marc Sangnier ‘pour être en démocratie, il ne suffit pas d’être gouverné par de bonnes lois sociales, de bénéficier d’une législation ouvrière tutélaire; il importe que chaque citoyen soit le gardien de la chose publique, qu’il collabore effectivement à l’oeuvre commune et que – alors même qu’il demeurerait attaché aux plus humbles emplois – il se rende exactement compte qu’il y collabore’ (Sangnier, 1906: 167).

Ou comme écrira le conseiller du Sillon, Louis Cousin : ‘le principe d’où nous partons, c’est la croyance à la possibilité d’éveiller chez les citoyens français – à des dégrés divers, bien entendu – la conscience du devoir civique, de façon à rendre réalisable dans notre pays le règne d’une démocratie organique’ (Cousin, 1906: 95). Il s’agit donc de créer ‘le sentiment de la responsabilité : que chacun se sente responsable de tout ce que sa situation l’oblige à faire pour le bien public, et que sa conscience le fasse rester constamment à la hauteur de ses devoirs civiques’ (Cousin, 1906: 129). Il faut donc chercher à maximiser cette participation et collaboration qui font libres les citoyens.

Une conception classique et moderne

Nous comprenons maintenant la portée des deux mots clés de la définition sillonniste de la démocratie. La conception classique de Léon Ollé-Laprune nous montre l’homme comme personne qui est attiré à la conscience de son devoir et de sa responsabilité par l’idéal de l’excellence de l’homme.

La conception moderne et existentielle de Maurice Blondel nous révèle l’homme qui doit lutter pour sa liberté à travers sa conscience croissante des réalités de sa vie.

Une vision anthropologique

Nous pouvons voir ces deux conceptions comme les composants d’une vision idéale-réelle de la personne démocratique au Sillon. C’est une vision que nous pouvons appeller anthropologique de l’homme parce qu’elle découle de la nature de l’homme en tant que personne.

Il me semble fondamental de rendre compte de cette vision anthropologique qui est le fondement de la conception de la démocratie du Sillon – une conception qui comme nous avons dit au début, n’a rien à faire avec une option politique quelconque, et tout à faire avec l’épanouissement de l’homme-personne dans la société dans laquelle il est appellé à vivre.

Nous pouvons donc comprendre cette vision anthropologique du Sillon comme le prolongement de la conception aristotélicienne de l’homme de vertu dans la vie publique queThomas d’Aquin avait déjà récupérée au service de la philosophie chrétienne. En même temps, le Sillon tentait de greffer sur cette vision classique une notion de l’homme conscient de sa liberté et cherchait de répondre aux attentes d’hommes et de femmes du monde moderne des révolutions.

C. LA DÉMOCRATIE EN TANT QU’ORGANISATION SOCIALE

1. UNE CONCEPTION DE TOUTE LA VIE SOCIALE

Nous arrivons enfin à l’aspect social de la définition sillonniste de la démocratie. Comme nous venons de le dire, il ne s’agit nullement d’un quelconque système électoral ou politique, mais d’une organisation sociale ; de plus qui ne se limite pas au seul domaine politique mais englobe aussi toute la vie sociale – politique, économique, culturelle, et même religieuse19.

L’évolution de la société

L’idée d’un monde nouveau en train d’évoluer et de se développer est très fort chez les sillonnistes du début de ce siècle. Comme disait Ollé-Laprune, ‘tout est mouvement’. Les sociétés modernes ne sont ‘jamais définitivement stables, mais toujours au contraire, en perpetuelle évolution’ (Sangnier, 1906: 105). Pour les sillonnistes la société se définit comme ‘une vie’. Il faut donc essayer de chercher et comprendre le sens, la direction de sa force vitale – l’idée directrice pour reprendre le terme utilisé par Ollé-Laprune et Blondel20.

Une société a construire

La forme d’organisation sociale doit donc tenter, elle aussi, de chercher et de suivre les idées directrices de la vie sociale. C’est pourquoi les sillonnistes prônent les méthodes expérimentales de leurs maîtres philosophiques (Sangnier, 1906: 87).

Comme nous avons vu, c’est Maurice Blondel qui pousse plus loin cette notion d’une société à construire, une tâche qui appelle non seulement la participation, mais la coopération et la collaboration de tous.

D’autre part, c’est parce que la société reste toujours à construire et à reconstruire que les sillonnistes récusent toute idée d’une programme définitif pour une société idéale ou utopique21. Au lieu d’un telle programme qui risquait de devenir purement idéologique, les sillonnistes préfèrent suivre les évolutions de la vie sociale22.

2. VERS UNE FORME DÉMOCRATIQUE D’ORGANISATION SOCIALE

Le meilleur critère de l’organisation sociale démocratique est donc celui qui porte au maximum la conscience et la responsabilité de chacun.

Vers une hiérarchie et une autorité démocratique

Cette conception n’exclut nullement le besoin d’une certaine forme d’hiérarchie, nécessaire ‘pour la maintenir et l’orienter’ (p. 174)23. Mais au lieu de confier cette fonction à une élite héréditaire et limitée, ‘l’effort démocratique consiste justement à rendre participante de cette fonction une élite chaque jour plus large et plus ouverte’. La démocratie sillonniste récuse ainsi totalement la monarchie, limite inférieure, où ‘nous avons un seul souverain parce que nous n’avons qu’un seul citoyen pleinement conscient et responsable’ (Sangnier, 1906: 175).

La hiérarchie doit être ‘non extérieure et symbolique, mais interne, chaque jour plus unanimement consentie’. C’est de cette manière que les sillonnistes pensent ‘fortifier le principe même de l’autorité en élevant à la pleine dignité civique un nombre chaque jour grandissant de sujets’. L’objectif sillonniste donc est d’atteindre les masses par le nombre toujours grandissant de sujets rejoignant l’élite ouverte et démocratique dont la hiérarchie sociale est tirée.

L’ouverture permanente à la société démocratique

D’un autre côté, comme déjà indiqué, les sillonnistes affirment clairement qu’on n’arrive jamais à ‘la pleine démocratie’ de la conscience et à la responsabilité totale de chaque citoyen. C’est pourquoi Sangnier parle d’une élite démocratique qui peut-être ne sera jamais qu’une minorité numérique. La différence essentielle avec l’élite aristocratique se trouve dans le fait que l’élite démocratique s’ouvre à tous24. C’est cette idée d’ouverture permanente qui permet d’appeler une société démocratique malgré l’état d’inachevé permanent d’une telle société.

3. L’ÉDUCATION DÉMOCRATIQUE

De cette conception découle le besoin primordial de l’éducation comme base de l’organisation sociale. Recourant encore une fois à Aristote à travers Léon Ollé-Laprune, l’éducation démocratique cherche à ‘faire l’homme‘ (Ollé-Laprune, 1894: 70) et de créer ainsi ‘la République fondée sur la vertu (Sangnier, 1906: 154). L’objectif de l’effort sillonniste serait donc de rendre possible qu’un nombre toujours croissant de personnes puissent arriver à participer et collaborer à l’oeuvre démocratique.

C’est pourquoi les sillonnistes eux-mêmes ont dévéloppé des méthodes de formation dont l’objectif était précisement cet éveil nécessaire de la conscience et de la responsabilité. Il faudrait ici donner un liste de toutes les initiatives du Sillon dont l’objectif ultime est de faire parvenir les citoyens pas à pas vers la responsabilité25. Toutes ces initiative illustrent le fait qu’une organisation sociale démocratique exige qu’une priorité primordiale soit donné à l’enjeu de l’éducation démocratique.

4. L’EFFORT DÉMOCRATIQUE

Concernant l’organisation sociale, nous voyons que leur conception de ‘l’effort démocratique’ impliquait toute la vie sociale : économique, politique, culturelle, sociale. Ils voulaient ouvrir tous les aspects de la vie sociale à la participation et la collaboration de tous ; très logiquement, ils n’excluaient pas le domaine politique, mais c’est précisément dans ce domaine très sensible qu’ils allaient se heurter à la plus grande incompréhension et opposition.

Par ailleurs, puisqu’ils dérivaient leur conception de la démocratie d’une vision anthropologique de l’homme, rien ne les empêchent d’en tirer des conséquences pour la vie religieuse à l’intérieure de l’Église ; de fait, les sillonnistes s’opposaient à une conception qu’ils qualifiaient de ‘monarchique’ du pouvoir épiscopale.

Ce sont les conséquences de la conception sillonniste qui ont créé les problèmes qu’ils ont dû s’affronter.

II.         LA DÉMOCRATIE SILLONNISTE, LE CHRISTIANISME ET L’ÉGLISE

A. UNE CONCEPTION CHRÉTIENNE DE LA DÉMOCRATIE

Avant de conclure cette étude de la démocratie sillonniste, il convient d’essayer de comprendre comment les sillonnistes ont compris la relation entre leur foi chrétienne et leur conception de la démocratie.

1. UNE ANTHROPOLOGIE CALQUÉE SUR LE CHRIST

Pour les sillonnistes il va presque sans dire que leur conception de la démocratie est liée à leur compréhension de leur foi chrétienne. D’autre part, comme nous l’avons déjà montré ci-dessus, on peut considérer la base de leur conception démocratique comme étant une vision anthropologique de l’homme26 en tant que personne. Pour les sillonnistes donc le christianisme et surtout le Christ lui-même fonctionnent comme la révélation plénière de l’anthropologie humaine27.

2. LE RÈGNE DE DIEU SUR LA TERRE

C’est la justicela véritél’amour fraternel que les sillonnistes postulent comme base de ce qu’ils appellent le règne de Dieu sur la terre. Ils utilisent même l’expression christianisme intégral pour qualifier leur démarche. Il ne faut cependant pas se tromper. La démocratie sillonniste ne s’agissait n’est aucunement une tentative de restauration d’une quelconque chrétienté.

Au contraire, quand les sillonnistes disent que ‘la démocratie postule le christianisme’ (Cousin, 1906: 176) c’est pour dire que les valeurs dont on a le plus grand besoin en démocratie sont celles qui sont proclamées par le christianisme : le dévouement, le sacrifice, le dépassement de l’intérêt particulier en vue de l’intérêt général, etc. Mais ces valeurs sont des valeurs humaines qui découlent d’une conception naturelle de l’homme. Et dans une manière analogue, les sillonnistes considèrent la démocratie comme une forme d’organisation sociale naturelle dans le sens de la loi naturelle.

3. UN DEVOIR RELIGIEUX ?

A ce niveau, les sillonnistes se posaient une question qui vaut la peine de retenir :

Le Sillon a-t-il le droit de dire que, pour réaliser la démocratie, il fait appel aux forces sociales du catholicisme?‘ (Cousin, 1906: 42)

Pour répondre, les sillonnistes se tournaient en premier lieu vers le pape Léon XIII dans l’encyclique Diuturnum de 1881 où le pontife y répétait l’enseignement traditionnel que chaque peuple a le droit de se donner une forme politique adaptée le mieux possible à leur besoins (Cousin, 1906: 45). En deuxième lieu, ils faisaient appel à Léon Ollé-Laprune pour soutenir la proposition que seule la religion peut créer le lien social28. Les sillonnistes considéraient que leur ‘devoir social‘ était ‘de travailler à faire la démocratie’, ils ne voyaient donc aucune raison de ne pas faire appel à leur propre religion. Sur base de ce raisonnement, les sillonnistes concluaient que ‘non seulement le Sillon peut déclarer qu’il fait appel, pour réaliser la démocratie, aux forces sociales du catholicisme, mais qu’il doit nécessairement le faire si les Sillonnistes sont de vrais catholiques’ (Cousin, 1906: 51).

B. LA POSITION DU SILLON

1. UN MOUVEMENT LAIQUE

Nous rentrons maintenant au coeur de la compréhension sillonniste de leurs relations avec l’Église. Pour comprendre cet aspect, il nous faut citer assez longuement quelques textes du Sillon29.

Deux sociétés parfaites : la société civile et l’Église

Le point de départ de la conception sillonniste est l’autonomie de la société civile par rapport à l’Église :

‘Le Sillon est laïque, c’est à dire par son action et sa fin, il est du côté de la société civile, et qu’il représente un effort de celle-ci pour réaliser son but naturel, à savoir : le règne de la paix sociale dans l’ordre par le maintien de la justice et du droit.

La société civile est une société comme l’Église en est une; toutes les deux sont parfaites dans le sens théologico-juridique de ce mot, car toutes les deux ont leur raison d’être et leur fin propre ; elles peuvent se concevoir l’une sans l’autre et, de fait, la société civile a précédé l’Église. C’est pourquoi, même au Moyen Age quand le société civile et la société ecclésiastique avaient les mêmes sujets, quand tout citoyen était en même temps un enfant de l’Église, celle-ci n’a jamais prétendu étendre son domaine sur la société civile au point de l’absorber, de lui enlever son existence distincte et ses organes propres.

Aujourd’hui, cette distinction des deux sociétés est beaucoup plus accentuée qu’alors, tout citoyen n’étant pas nécessairement, tant s’en faut, un enfant de l’Église, et un grand nombre de citoyens n’ayant même aucun lien qui les rattache à l’Église. (Cousin, 106: 52)

Cette conception semble s’appuyer directement sur l’enseignement de Léon XIII dans l’encyclique, Immortale Dei de 1885, et qui s’est fondé sur l’idée que l’État et l’Église sont chacune ‘une société juridiquement parfaite‘ (Leon XIII, II: 25). Tout en révendiquant l’autonomie de la société civile les sillonnistes admettaient donc pleinement ce qu’ils concevaient comme la mission de l’Église :

Pourtant, aujourd’hui comme hier et toujours, l’Église conserve sa mission : tout ce qui est relatif au culte divin et au salut des âmes est son domaine propre… (Cousin, 1906: 52)

2. L’AUTONOMIE DU SILLON

Dans cette ligne, il est logique que le Sillon réclama une certaine autonomie d’action dans le domaine de la société civile :

Groupement laïque, le Sillon est aussi un groupement autonome. “Il ne s’agit, bien entendu, en aucune façon ici, d’autonomie religieuse. Ceux qui ont fondé et qui dirigent le Sillon, étant des catholiques, acceptent évidemment pleinement l’autorité et la discipline de l’Église. Mais l’oeuvre qu’ils ont entreprise, c’est dans leur pleine indépendance civique qu’ils l’ont conçue. (Cousin, 1906: 56)

Néanmoins, ils reconnaissent aussi les limites de cette autonomie :

L’autonomie pour des catholiques ne saurait d’ailleurs jamais se confondre avec l’indépendence, car l’Église, gardienne vigilante de la vérité, réserve toujours son droit de contrôle sur la pensée, la parole et l’action de ses enfants… En matière d’études et d’action sociales, nous laïques du Sillon, nous ne partageons pas l’erreur libérale qui voudrait soustraire à l’Église tout ce qui est ordre temporel. Nous savons que le citoyen et le chrétien sont une même personne, que les intérêts de la cité et ceux de l’Église se compénètrent souvent, et que l’Église, à cause de la supériorité de sa mission, puisque le spirituel l’emporte sur le temporel, a dû donner et a donné, en effet, au cours des siècles un enseignement sociale dont tout catholique a le devoir de tenir compte. (Cousin, 1906: 58)

La collaboration des laïcs

Comment faut-il concevoir cette action des laïcs ? Ici encore, le Sillon donne sa réponse:

L’action de ces laïcs est certainement une collaboration à l’action du prêtre, mais une collaboration qui s’exerce sur le terrain laïque, au nom des intérêts dont les laïcs ont la garde… (Cousin, 1906: 54)

Dans ce sens aussi les sillonnistes révendiquent le concours des prêtres :

‘Quoique laïque et autonome, le Sillon ne peut prospérer que si ses membres vivent d’une vie chrétienne très intense ; cela découle même de la tâche sociale qu’ils ont assumée… C’est pourquoi les Sillonnistes aiment le prêtre dont la mission divine est de donner Jésus Christ aux âmes, le prêtre qui a lumière et assistance pour conseiller et guider’. (Cousin, 1906: 63)

3. POURQUOI LE SILLON A-T-IL ÉTÉ CONDAMNÉ ?

Condamnation et soumission

Par une lettre aux évêques français de 25 août 1910, Notre Charge Apostolique30, Pie X ‘condamnait’ le Sillon demandant aux dirigeants sillonnistes de ‘céder leur place’, de ‘se ranger par diocèses pour travailler sous la direction de leur évêques respectifs à la régénération chrétienne et catholique du peuple’ (NCA: 632). Ces groupes diocésains, exigeait le pape, ‘seront, pour le moment, indépendents les uns des autres… et ils prendront le nom des Sillons catholiques. Et les prêtres et les séminaristes ‘s’abstiendront de s’y agréger comme membres; car il convient que la milice sacerdotale reste au-dessus des associations laïques, mêmes les plus utiles et animées du meilleur esprit’.

Les membres du Sillon à la quasi unanimité se sont soumis à cette décision pontificale d’une manière ou d’une autre31.

La base de la décision

La lettre de Pie X explique la condamnation de la manière suivante :

a)        Le Sillon a prétendu ‘échapper à la direction de l’autorité ecclesiastique’ (NCA : 609) en alléguant ‘qu’ils évoluaient sur un terrain qui n’est pas celui de l’Église’;

b)        Le Sillon a ‘défiguré et diminué’ le Christ dans leur interprétation de l’Évangile;

c)        Les sillonnistes ont rêvé de changer les bases naturelles et traditionnelles de la société humaine, en appelant à la participation la plus grande possible de chacun dans le gouvernement, en partageant l’autorité, en abolissant la loi et l’obéissance, etc;

d)         Les prêtres sillonnistes ont abaissé l’éminente dignité du sacerdoce en se mettant au niveau de ses jeunes amis, en se faisant un camarade, etc.

La suite

Le Sillon disparaît, comme Pie X l’a voulu. Les sillonnistes s’engageaient désormais sur le terrain purement civile.

C. COMMENT EXPLIQUER LA CONDAMNATION DU SILLON ?

On peut expliquer la condamnation du Sillon à deux niveaux :

a)        Le contexte historique du début du siècle;

b)        L’état de développement de l’autocompréhension de l’Église à l’époque.

1. LE CONTEXTE HISTORIQUE

La conservatisme des catholiques

On a mentionné déjà la conservatisme des catholiques français à l’époque, encore en réaction contre les excès de la Révolution française et ses suites. L’Action française exerçait une forte influence à travers tous les secteurs de l’Église française. Elle avait même des amis bien placés au Saint-Siège.

Les conflits avec les Démocrates Chrétiens

Il peut paraître quelque peu surprenant à première vue de trouver que les sillonnistes ont voulu distinguer leur mouvement de celui des ‘démocrates chrétiens’ (Cf. Caron: 323 et s.)32. Les sillonnistes semblent avoir trouvé les démocrates chrétiens trop conservateurs; ils craignaient que la Démocratie chrétienne ne tend à former, même sans le nom, un parti catholique, objectif contre lequel les sillonnistes ont lutté sans relâche.

Plus généralement, les sillonnistes ont toujours lutté contre l’idée que le catholicisme s’identifiait avec une ligne politique particulière, une ligne qui coincidait presque toujours avec les préoccupations politiques de la droite.

Les conflits internes

Il faut ajouter aussi que le Sillon a lui-même subi plusieurs scissions, qui ne l’a sans doute pas aidé à tenir contre les attaques qu’il subissait de l’extérieur.

2. L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉGLISE ET LA DÉMOCRATIE

Ce qui a compté le plus dans la condamnation du Sillon c’est me semble-t-il l’état de l’autocompréhension de l’Église au début du siècle.

Le retour à la chrétienté

Léon XIII caractérise encore les rapports entre les deux puissances civile et céleste comme ‘non sans analogie avec celui qui dans l’homme, constitue l’union de l’âme et du corps’ (Léon XIII, II: 27). Ainsi, quoiqu’il admet la légitimité de l’autorité civile aussi bien que celle de l’autorité de l’Église, il réfute toute suggestion d’une séparation radicale de l’Église et de l’État. Ce qu’il faut chercher est de refaire ‘la concorde mutuelle entre le sacerdoce et l’empire’ (Léon XIII, II: 41) qui semble bien impliquer une certaine idée d’un retour ou du maintien d’un régime de chrétienté.

Au fond, la conception léonine est marquée par une conception corporatiste qui cherche la concorde entre les ‘têtes’ respectives de l’État et de l’Église. Il ait donc logique que, tout en reconnaissant la légitimité d’une certaine liberté, le pape met en valeur ‘le droit de commander’ des autorités et le devoir d’obéissance des chrétiens et des citoyens33.

Avec Pie X, il s’agissait toujours du retour à un régime de la chrétienté ; c’est le sens de la devise ‘Tout restaurer dans le Christ’ reprise par ce pape34. Dans ce contexte, il n’est nullement surprenant de constater que ce pape reste dans le cadre d’une société conçue selon le modèle corporatiste – cadre qu’il applique toujours à l’Église aussi bien qu’à l’État.

La prudence politique

Du côté positif, il faut reconnaître que Léon XIII, fidèle à son maître, Thomas d’Aquin, ne manque pas de mettre en valeur le concept de ‘prudence politique’ dérivé d’Aristote par S. Thomas. Ainsi, l’homme ‘participe au gouvernement dans la mesure où la raison le détermine’, c’est-à-dire dans le même proportion qu’il possède la vertu de prudence35.

A partir de ces données, nous voyons comment la conception de Léon Ollé-Laprune tente à la fois d’approfondir l’enseignement pontifical, et en même temps de le pousser plus loin dans la direction d’une justification de la démocratie. Si la conception classique d’Ollé-Laprune faisait problème pour Pie X, on imagine combien la conception blondelienne de la liberté et de la conscience qui lui semblait faire rupture avec l’enseignement classique, a dû l’effrayer!

La Démocratie Chrétienne selon Léon XIII

L’expérience négative des sillonnistes avec les démocrates chrétiens explique pourquoi les sillonnistes ont pu accueillir l’encyclique Graves de communi de 1901. Dans ce document, Léon XIII a condamné le détournement dans un sens politique du terme démocratie chrétienne. Pour le pontife, la démocratie chrétienne se définit simplement comme ‘une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple’ (Léon XIII: VI, 211). Selon Marc Sangnier, Léon XIII avait ainsi défini la démocratie chrétienne comme ‘en quelque sorte, l’action même de l’Église parmi le peuple’ (Sangnier, 1906: 139). Le pape a donc libéré le terme de l’emprise de certains courants politiques catholiques.

Le pape semble avoir surtout voulu rassurer par cette définition les conservateurs qui craignaient que l’Église identifie la démocratie comme étant le seul système du gouvernement compatible avec le catholicisme. Mais l’effet de la définition a aussi été d’interdire aux démocrates chrétiens de se présenter politiquement en ces termes et ainsi d’écarter le risque toujours présent d’un glissement vers la formation d’un parti quasi-catholique. D’autre part, les sillonnistes étaient très engagés politiquement eux-mêmes, sans prétendre à une couverture ecclésiastique pour leurs positions politiques. Comme nous l’avons vu, cet engagement découlait de la logique de leur conception de la personne et de la société démocratique ; leur préoccupation était donc essentiellement de justifier leurs propres engagements.

L’Action catholique

Avec son encyclique Il Fermo Proposito, Pie X, tout en reconnaissant ‘une certaine liberté d’organisation’ aux oeuvres que l’encyclique qualifie d’Action catholique (Pie X, II: 100) insiste que ces oeuvres ‘ne peuvent nullement se concevoir indépendantes du conseil et de la haute direction de l’autorité ecclésiastique’36.

Même pour les oeuvres qui concernent principalement ‘les affaires temporelles et économiques ainsi que la vie publique, administrative ou politique’, l’encyclique revindique pour l’Église un certain droit ‘puisque les catholiques portent toujours la bannière du Christ… et il est donc raisonnable qu’ils la reçoivent des mains de l’Église, que l’Église veille à ce que l’honneur en soit toujours sans tâche, et qu’à l’action de cette vigilance maternelle les catholiques se soumettent en fils dociles et affectueux’. Cet enseignement est confirmé dans la Lettre à Jean Lerolle, président de l’Association catholique de la jeunesse catholique, en 190737.

L’Église dans les personnes de ses dirigeants pontificales de l’époque était incapable de concevoir de l’autonomie des laïcs telle que le Sillon la révendiquait.

III.         LA PERSONNE DANS L’ÉGLISE ET LA CITÉ APRES VATICAN II

Ayant terminé notre cheminement avec le Sillon, il nous faut sauter plus d’un demi-siècle jusqu’à Vatican II ; nous allons tenter de voir comment le Concile a posé les problèmes qui ont été fatales pour le Sillon.

Nous allons jeter un coup d’oeil ensuite sur le Code de Droit Canonique de 1983 pour voir comment le droit canon aborde ces questions aujourd’hui.

A. LA CONCEPTION DE LA PERSONNE DANS LA SOCIÉTÉ ET LE MONDE

1. UNE NOUVELLE CONCEPTION DE L’HUMANITÉ

Un point de départ existentiel

La première chose qui saute aux yeux en lisant la Constitution Pastorale de Vatican II, Gaudium et Spes, est son point de départ : la condition humaine dans le monde, un monde où le genre humain vit ‘un âge nouveau’ (GS4) devant la transformation profonde ‘d’une notion plutôt statique de l’ordre des choses à une conception plus dynamique et évolutive’ qui fait naître ‘une problématique nouvelle’ (GS5). Cachée derrière cette réalité impliqueant des changements à la fois positifs et négatifs, les pères conciliaires ont trouvé ‘une aspiration plus profonde et plus universelle’ des personnes et de groupes ‘qui ont soif d’une vie pleine et libre, d’une vie digne de l’homme, qui mette à leur propre service toutes les immenses possibilités que leur offre le monde actuel’ (GS9).

La dignité de la personne : libre et consciente

Cet homme – créé homme et femme à l’image de Dieu – est ‘une personne‘ qui vit dans une société comprise comme une ‘communion de personnes’ (GS12). La sagesse de cette personne l’attire ‘avec force et douceur… vers la recherche et l’amour du vrai et du bien’ (GS15). Sa ‘conscience morale’ l’appelle à découvrir ‘la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donné lui-même mais à laquelle il est tenu d’obéir’. Cette loi est ‘inscrite par Dieu au coeur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera’ (GS16). Et c’est par ‘un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d’une contrainte extérieure’ que l’homme parvient à sa dignité (GS17).

La responsabilité et la participation : un devoir et un munus

Cette personne humaine ‘de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale‘ qui n’est pas ‘une chose surajouté’ parce que c’est ‘par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme selon toutes ses capacités peut répondre à sa vocation’ (GS25). Ainsi, dans le paragraphe 31, Responsabilité et participation, les pères conciliaires louent ces nations dont la vie sociale est organisée ‘où dans une authentique liberté, le plus grand nombre possible participe aux affaires publiques‘. Il faut donc utiliser tous les moyens d’éducation culturelle afin que ‘chacun soit mieux armé pour faire face à ses responsabilités’38, et lutter contre tout ce qui empêche que l’homme vienne ‘à un tel sens de responsabilité‘.

La coopération dans la navitas humaine dans le monde

Quoique le mot coopération est assez présent en Gaudium et Spes, les pères ont trouvé un autre mot, navitas, qui exprime un concept qui va même plus loin. En fait, navitas, dont la traduction française par le terme activité ôte presque tout le sens, veut dire ‘zèle, empressement’ ; c’est avec zèle et empressement que l’homme agit ou travaille dans le monde. Et ensemble les hommes et les femmes coopèrent dans cette activité zéléé.

Une nouvelle anthropologie

On peut ajouter encore des références conciliaires à tous ces concepts : participation, coopération, conscience, responsabilité, et dans tous les contextes de la vie : la vie culturelle, économique, politique et comme nous allons voir, même religieuse. Dans tous ces textes, il est difficile de ne pas être frappé par la résonance des thèmes sillonnistes : un monde dynamique et évolutif, l’homme comme personne qui agit par sa propre conscience des choses, et remplit sa vocation en participant et remplissant sa responsabilité dans la vie sociale.

Quand on pense à la lettre de Pie X, Notre Charge Apostolique, qui a condamné le Sillon, il est difficile de ne pas voir dans ce document une réhabilitation éclatante de la vision de l’homme démocratique soutenue par les sillonnistes.

2. LA PERSONNE CONSCIENTE ET RESPONSABLE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE

Ce qui est d’autant plus frappant est de trouver que le Concile a voulu même s’appuyer sur cette vision anthropologique pour justifier la liberté religieuse. Le premier paragraphe de la Déclaration sur la liberté religieuse (LR) ouvre ainsi :

‘La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l’objet d’une conscience toujours plus vive ; toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir.’ (LR1)

‘Et en vertu de leur dignité’, continuent les pères conciliaires, ‘tous les hommes, parce qu’ils sont des personnes, c’est-à-dire doués de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvus d’une responsabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d’abord qui concerne la religion’ (LR2). Et le même document de conclure avec le constat qu’aujourd’hui ‘s’accroît la conscience prise par chacun de sa responsabilité personnelle’ (LR15).

Il y a une certaine ironie dans le fait que l’Église vienne elle-même à une conscience de la responsabilité de chacun au moyen de la défense de la liberté religieuse. Néanmoins, saurait-on mieux exprimer le sentiment des sillonnistes d’il y a 50 ans ? On ne peut douter que les sillonnistes se seraient réjouis de cette position concilaire qui rejoint pleinement leurs propres arguments en défense des libertés religieuses au début du siècle.

Cette conception de Vatican II de la primauté de la liberté religieuse rejoint donc la compréhension anthropologique de la nature de la personne humaine consciente et responsable que les sillonnistes dérivaient de leur foi chrétienne. Il me semble qu’il y a lieu de conclure que la vision anthropologique de l’homme religieux soutenue par la Déclaration sur la Liberté Religieuse coïncide avec la conception sillonniste de l’homme démocratique.

3. LA PERSONNE CONSCIENTE ET RESPONSABLE DANS LE MONDE

Dans la même ligne, mais du côté de la vie sociale et civile, Gaudium et Spes met en avant l’ampleur de cette nouvelle conception de la responsabilité humaine, en disant que ‘l’homme s’y définit avant tout par la responsabilité qu’il assume envers ses frères et devant l’histoire‘ (GS55). C’est pourquoi ‘l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens‘ (GS76).

La conséquence de cette liberté et cette responsabilité est que ‘sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes’ (GS76), même si toutes deux sont au service de la vocation personnelle et social des personnes. Autrement dit, dans la conception conciliaire, l’autonomie du monde découle de l’importance de cette responsabilité des personnes :

‘Tout ce que nous avons dit sur la dignité de la personne humaine, sur la communauté des hommes, sur le sens profonde de l’activité (navitas) humaine, constitue le fondement du rapport qui existe entre l’Église et le monde, et la base de leur dialogue mutuelle’ (GS40).

4. LA DÉMOCRATIE SELON VATICAN II

On peut terminer notre réfléxion sur ce point avec le constat que, malgré tout, les documents de Vatican II n’ont pas osé utiliser le terme ‘démocratie’ ! Comme rémarque l’index de l’édition Centurion des documents conciliaires, ‘le mot n’est pas employé… mais on y trouve l’affirmation de ses exigences’ (Concile Oecuménique Vatican II: 788). Et ces exigences coïncident bien avec la définition des sillonnistes de 1903.

B. LA RELATION DE L’ÉGLISE ET LA CITÉ

Pour comprendre la conception conciliaire des relations de l’Église et la Cité, il faut se tourner vers le Chapitre IV de Gaudium et Spes dont le sous-titre significatif est ‘Le rôle de l’Église dans le monde de ce temps‘. ‘Ce temps’ correspond donc à celui de ‘la cité terrestre‘, notion clé du concile, dont la contrepartie est ‘la cité céleste‘ à laquelle nous somme tous destinés et qui correspond à ‘la terre nouvelle et les cieux nouveaux’ eschatologiques (GS39).

1. L’AUTONOMIE DE LA CITÉ TERRESTRE

Bien entendu, il existe ce que le concile appelle ‘cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste’ et qui ne peut être percu que par la foi (GS40). Cette compénétration, cependant, n’empêche pas ‘l’autonomie des réalités terrestres‘, comprise comme le fait que ‘les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser’ (GS36). Selon Vatican II, ‘une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime’.

Mais il existe aussi une autre façon de comprendre cette autonomie que le concile rejette explicitement :

‘Mais, si par “autonomie du temporel“, on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu’ (GS36).

Ici, il est hautement significatif que Gaudium et Spes emploie le terme ‘autonomie du temporel’ dans un sens négatif. Les pères, il me semble, ont voulu souligner l’inadéquation du couple spirituel-temporel pour exprimer la relation des domaines respectifs de l’Église et de la Cité. En effet, le couple spirituel-temporel rejoint à la conception des deux sociétés, Église et société civile. Dans cette conception, le spirituel correspond au domaine de l’Église, et le temporel au domaine de la société civile. Or, nous avons déjà vu la confusion à laquelle ces termes ont prêtés au temps du Sillon !

2. LA CITÉ TERRESTRE ET LA CITÉ CÉLESTE

Dans Gaudium et Spes, le concile a préféré remplacer le couple conceptuel spirituel-temporel par le couple céleste-terrestre d’origine augustinienne39. Ce choix, cependant, ne signale pas un retour à une conception de ‘chrétienté’ dans le sens médiéval du terme. Au contraire, une conception de chrétienté calquée sur le couple spirituel-temporel est définitivement supprimée par le concile.

Dans ce contexte, la préférence conciliaire de parler de l’autonomie de la cité terrestre correspond plutôt à une vision de l’autonomie de la personne humaine. Elle essaye d’éviter ainsi le risque de créer une espèce de scission entre les domaines du spirituel et du temporel.

Ainsi, il me semble qu’à l’autonomie légitime de la cité terrestre correspond la responsabilité des laïcs, ‘à qui reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités (navitates) séculières’ (GS 43) :

‘C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre… éclairées par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités.’ (GS43)

De cette conception découle aussi la conclusion que ‘la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes’. C’est pourquoi le concile dit qu’il faut distinguer nettement ‘entre les actions que les fidèles, isolement ou en groupe, posent en leur nom propre comme citoyens, guidés par leur conscience chrétienne, et les actions qu’ils mènent au nom de l’Église, en union avec leurs pasteurs.’ (GS76)

3. LA CONCEPTION CONCILIAIRE DE LA RELATION ÉGLISE-CITÉ

Pour conclure notre discussion sur cette question, nous pouvons résumer la conception conciliaire de la relation Église-Cité dans les termes suivants :

a)        L’Église toute entière habite le monde de la cité terrestre;

b)        La compétence spécifique de l’Église en tant qu’Église concerne la cité céleste eschatologique à laquelle la cité terrestre est ordonnée;

c)        La cité terrestre a une autonomie selon ses lois et ses valeurs propres, mais qui n’exclut pas leur dépendance ultime sur Dieu et sur la loi divine;

d)        Cette autonomie du monde est tellement grande que l’Église laissent aux laïcs la responsabilité d’intervenir en leur propre nom comme citoyens, guidées par leur conscience chrétienne;

e)        Les laïcs en tant que ‘citoyens du monde’ sont autonomes, libres et responsables pour le renouvellement de la cité terrestre (ou de l’ordre temporel) et ils ont la grâce et la compétence de cette tâche qui implique l’impregnation de l’esprit chrétien et l’insertion de la loi divine au coeur du monde;

f)        L’Église en tant qu’Église se limite à la mission qu’elle l’a reçue du Christ de manifester le mystère de Dieu, qui est la fin ultime de l’homme et de révéler en même temps à l’homme le sens de sa propre existence (GS41).

La base de cette conception donc est que les chrétiens agissent à partir de la mission confiée par le baptême et la confirmation (Lumen Gentium, §33).

C. L’APOSTOLAT DES LAICS ET L’ÉGLISE

Il y a cependant une question qui n’est pas encore résolu dans notre synthèse de l’enseignement conciliaire. C’est le problème de la relation entre les groupements de catholiques agissant collectivement et l’Église, autrement dit le problème du Sillon en tant que mouvement.

1. UN CHOIX PIÉGÉ ?

Rappelons ce que le concile a dit par rapport au besoin de distinguer entre les domaines de la communauté politique et de l’Église. De cette distinction découle une autre distinction entre :

a)        les actions que les fidèles, isolement ou en groupe, posent en leur nom propre comme citoyens, guidés par leur conscience chrétienne, et

b)        les actions qu’ils mènent au nom de l’Église, en union avec leurs pasteurs (GS76).

Les actions des fidèles menées au nom de l’Église, en union avec les pasteurs, ne doivent pas déborder sur les domaines de responsabilité appartenant spécifiquement à la cité terrestre, tel que l’action politique, la recherche scientifique, etc. Mais les sillonnistes n’ont jamais voulu parler au nom de l’Église, ni même impliquer l’Église.

D’un autre côté, les actions des fidèles en tant qu’agissant dans le monde ne semblent pas soulever des problèmes particuliers. Ils agissent sous leur propre responsabilité sans impliquer l’Église. C’est ce que les sillonnistes ont fait après la condamnation; en tant que citoyens ils ont continué travailler pour faire la démocratie sans impliquer l’Église.

Or, remarquons que cette catégorisation est calquée sur le couple spirituel-temporel/Église-société civile. On rend compte ici du fait que les textes du Vatican II sont loin d’être totalement homogène du point de vue théorique ! A ce niveau, le concile n’a pas tenté de repenser la question en termes du nouveau couple cité céleste-cité terrestre. Il reste du travail à faire !

2. LA RECHERCHE POUR UNE NOUVELLE CATÉGORIE

Le problème pour les sillonnistes, cependant, était le fait que la question de leur relation avec l’Église était posée en termes du couple spirituel-temporel.. Mais d’après les textes sillonnistes que nous avons cités ci-dessus (p. 23), il me semble que la conception sillonniste de leur mouvement échappait complètement de ce cadre théorique :

a)        Ils ont voulu fonctionné comme un groupement autonome, tout en acceptant pleinement l’autorité et la discipline de l’Église;

b)        Ils ont vu leur action comme une collaboration à l’action du prêtre, mais exercé sur le terrain laïc;

c)        Ils ont voulu recourir au conseil du prêtre et de l’Église pour les soutenir dans l’exercice de leurs responsabilités laïcs, sans se faire parler au nom de l’Église.

La question que l’expérience du Sillon pose donc est de savoir est-ce qu’il y a une catégorie ecclésiale qui correspond à cette conception ?

Le Décret sur l’Apostolat des Laïcs

La réponse se trouve, je crois, dans le Décret sur l’Apostolat des Laïcs (AL) où le paragraphe 20, reprenant les mots du pape Pie XI, définit l’Action catholique comme : ‘une collaboration des laïcs à l’apostolat hiérarchique’40.

3. UNE CONCEPTION CONCILIAIRE D’ACTION CATHOLIQUE

Il y a 4 caractères de l’Action catholique soulignés par le texte conciliaire :

a)        Le but immédiat de ces organisations est ‘le but apostolique de l’Église dans l’ordre d’évangélisation, de la sanctification des hommes et de la formation chrétienne de leur conscience, afin qu’ils soient en mesure de pénétrer de l’esprit de l’Évangile les diverses communautés et les divers milieux;

b)        Les laïcs coopèrent selon un mode qui leur est propre, avec la hiérarchie, apportent leur expérience et assument leur responsabilité dans la direction de ces organisations;

c)        Ils agissent unis à la manière d’un corps organisée;

d)        Ils agissent sous la haute direction de la hiérarchie elle-même, qui peut même authentifier cette collaboration par un mandat explicite (AL20).

Si cette définition est assez générale et ouverte, il faut reconnaître néanmoins qu’elle est très précise. Elle n’applique pas à n’importe quel mouvement laïc.

Selon Paragraphe a), l’objectif de l’Action catholique est de pénétrer le monde de l’esprit de l’Évangile. Puisque c’est le monde entier qui doit être pénétré de cet esprit, nous voyons qu’il s’agit d’une notion de la cité terrestre totale et non-divisée. C’est un réfus du couple spirituel-temporel. Il s’agit ici, il me semble, d’une clé de compréhension de la notion conciliaire de l’Action catholique, et d’une toute nouvelle façon de penser les rapports Église-Cité.

La contribution du Sillon

En analysant cette conception, on s’étonne encore une fois de combien la compréhension conciliaire de l’Action catholique s’approche de la conception sillonniste du rôle de leur mouvement.

Le point de départ des sillonnistes depuis le début de leur apostolat était de pénétrer leur milieu avec l’esprit évangélique et surtout par le travail de l’éveil de conscience des personnes (§a). Comme nous avons vu, ils ont toujours voulu coopérer avec la hiérarchie, mais sous leur propre responsabilité (§b). En tant que Sillon, ils ont voulu agir comme un corps organisé (§c). Enfin, les sillonnistes ont toujours admis le ‘droit de contrôle’ ecclésiastique sur leur oeuvre ; c’était une partie du rôle même de leurs prêtres-conseillers (Cousin, 1906: 58-59). Les sillonnistes, il me semble, n’auraient eu aucun problème d’admettre la notion de la haute direction de la hiérarchie (§d).

4. ÉLÉMENTS POUR UNE DÉFINITION JURIDIQUE

Nous voyons donc le remarquable rapprochement entre la définition conciliaire de l’Action catholique et la définition sillonniste de la démocratie.

Empruntant du Sillon, on pourrait en effet résumer cette conception conciliaire de l’Action catholique comme ‘l’organisation ecclésiale qui porte au maximum la conscience et la responsabilité de chaque fidéle laïc‘.

Nous allons retourner à cette définition ci-dessous.

D. LE CODE DE DROIT CANONIQUE 1983

Si nous venons maintenant au Code de Droit Canonique de 1983, il est intéressant de chercher à regarder comment ces acquis de Vatican II y ont été traduit.

1. LA VISION ANTHROPOLOGIQUE DU CODE

Chacun un participant dans la mission de l’Église

Sans doute le point de départ ici se trouve dans la structuration du Code autour du Livre II sur le Peuple de Dieu. C. 204 nous informe que ‘les fidèles du Christ sont ceux qui… sont consitutés en peuple de Dieu et qui, pour cette raison, faits participants à leur manière à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, sont appelées à exercer, chacun selon sa condition propre, la mission que Dieu a confiée à l’Église pour qu’elle l’accomplisse dans le monde’.

La Partie I Les Fidèles du Christ du Livre II cherche donc à expliquer cette vision du Peuple de Dieu dans un série de canons concernant les obligations et droits des fidèles (Canons 208 – 223), des fidèles laïcs (Canons 223 – 228), et des clercs (Canons 273 – 289). On va donc chercher à voir comment le Code comprend cette participation de chacun.

La responsabilité

En effet, nous trouvons que le terme responsabilité n’est utilisé que 7 fois41 dans le Code, dont seulement 3 sont significatifs dans ce contexte.

Les obligations et les devoirs de fidèles :

Canon 212 §1 : ‘Les fidèles conscients de leur propre responsabilité sont tenus d’adhérer par obéissance chrétienne à ce que les Pasteurs sacrés, comme représentants du Christ, déclarent en tant que maîtres de la foi ou décident en tant que chefs de l’Église.’

Ceci donc est la seule référence directe parmi ces canons fondateurs au concept de la responsabilité. Et si le canon débute en façon prometteuse en parlant à la fois de la conscience et de la responsabilité, on est vite deçu de trouver qu’il s’agit surtout dans ce canon de l’exigence de l’obéissance chrétienne aux Pasteurs sacrés! Bien entendu, cette obéissance chrétienne à ce que l’Église enseigne est bien nécessaire. Et comme nous avons vu les sillonnistes pour leur part ont été les premiers à montrer leur obéissance à leurs propres pasteurs, même quand ces pasteurs eux-mêmes avaient tort! Néanmoins, il me semble tragiquement réducteur de l’enseignement de Vatican II de minimiser la conception de responsabilité dans cette manière.

Certes, il est vrai que d’autres canons parlent, par exemple, de l’obligation des chrétiens de promouvoir l’action apostolique (C. 216), et du devoir des laïcs d’imprègner d’esprit évangélique et de parfaire l’ordre temporel (C. 225). Mais ces obligations ne fait que souligner le contexte totale de ces canons fondateurs. Il s’agit surtout des obligations imposées, même si elles sont contrebalancées dans une certaine mesure par certains droits. Nous sommes toujours dans un discours d’imposition de devoir, et très loin de la conception sillonniste d’attraction.

La fonction d’enseignement : On trouve encore une référence significative à la responsabilité dans le Livre III du Code sur La fonction d’enseignement de l’Église :

Canon 781 : ‘Comme l’Église toute entière est par sa nature missionnaire et que l’oeuvre de l’évangelisation doit être considérée comme un devoir fondamental du peuple de Dieu, tous les fidèles, conscients de leur propre responsabilité, prendront leur part de l’oeuvre missionnaire.’

Canon 795 : ‘Comme l’éducation véritable doit avoir pour but la formation intégrale de la personne humaine ayant en vue sa fin dernière en même temps que le bien commune de la société, les enfants et les jeunes seront formés de telle façon … qu’ils acquièrent un sens plus parfait de la responsabilité et un juste usage de la liberté, et qu’ils deviennent capables de participer activement à la vie sociale.’

Enfin, ce n’est qu’en C. 781 que nous arrivons à une conception de responsabilité qui s’approche de la vision plenière du Concile.

Par ailleurs et heureusement, C. 795, qui parle de l’éducation des enfants et des jeunes, semble aussi avoir une vision un peu plus grande. Mais, cette mention de la responsabilité dans le contexte des enfants ne fait que souligner l’incongruité du fait que le Code ne parle guère de cette responsabilité des adultes!

La conscience

Le terme conscience est utilisé avec un peu plus de fréquence dans le Code avec une quinzaine de références. La grande majorité de ces références, cependant, n’ont presque rien à faire avec le sens de son utilisation à Vatican II42.

Les obligations et les devoirs de fidèles et de fidèles laïcs : Nous avons déjà fait référence à Canon 212 §1. Nous trouvons aussi Canon 231 §1 qui dispose que :

‘Les laïcs, qui sont affectés de manière permanente ou temporaire à un service spécial de l’Église, sont tenus par l’obligation d’acquérir la formation appropriée et requise pour remplir convenablement leur charge, et d’accomplir celle-ci avec conscience, soin et diligence.’

La fonction d’enseignement : Nous trouvons une autre référence en Canon 799 qui dispose que:

‘Les fidèles s’efforceront d’obtenir que, dans la société civile, les lois qui régissent la formation des jeunes assurent, dans les écoles elles-mêmes, leur éducation religieuse et morale selon la conscience des parents.’

Et enfin, Canon 748 §2 dispose qu’il n’est jamais permis à personne d’amener quiconque par contrainte à adhérer à la foi catholique contre sa conscience’.

Aucun de ces canons, donc, révèlent le moindre trace d’un concept de conscience dans le sens que nous avons étudié chez les sillonnistes et à Vatican II est absent de ces canons fondateurs du Code.

Une vision décévante

Il est vrai qu’on peut trouver d’autres canons du Code qui donnent une image plus positive du rôle des chrétiens dans la vie sociale et ecclésiale.

Canon 208 : ‘Entre tous les fidèles, du fait de leur régénération dans le Christ, il existe quant à la dignité et à l’activité, une véritable égalité en vertu de laquelle tous coopèrent à l’édification du Corps du Christ, selon la condition et la fonction propres de chacun.’

Sans doute est-il aussi un progrès notable dans l’histoire récente de l’Église de trouver que Canon 228 §1 dispose que les laïcs reconnus idoines ‘ont capacité à être admis par les Pasteurs sacrés à des offices et charges ecclésiastiques’. Néanmoins, on ne peut pas éviter le sentiment que le Code n’a fait que le minimum de traduire en termes juridiques la riche conception anthropologique de Vatican II.

2. LES CHRÉTIENS DANS LE MONDE SELON LE CODE

La conception de base

Vis-à-vis le rôle des fidèles laïcs dans le monde, Canon 225 essaie de traduire l’option conciliaire de la responsabilité de chaque personne. En vertu de leur baptême et leur confirmation donc, les laïcs sont ‘tenus par l’obligation générale et jouissent du droit… de travailler à ce que le message divin du salut soit connu et reçu’ (C. 225 §1). De plus, Canon 225 §2 explique que laïcs ‘sont aussi tenu a devoir particulier d’imprégner d’esprit évangélique et de parfaire l’ordre temporel’. Enfin, Canon 227 ajoute que les laïcs ‘auront soin d’imprégner leur action d’esprit évangélique’.

Vis-à-vis de la fonction d’enseignement, Canon 759 reconnaît que les laïcs ‘sont par la parole et par l’exemple de leur vie chrétienne témoins du message évangélique’ ; et ‘ils peuvent être appelés à cooperer avec l’Évêque et les prêtres dans l’exercice du ministère du parole’.

Il y a donc quelque éléments de base qui correspondent à la conception conciliaire du rôle des chrétiens dans le monde.

L’apostolat organisé

Ici, il convient de regarder le Livre II, Titre V Les Associations de fidèles du Code. Cette partie du Code dispose que dans l’Église il existe des associations dont la gamme d’activités inclut l’agir en commun à favoriser une vie plus parfaite, à promouvoir le culte publique ou le doctrine chrétienne, ou d’autres activités d’apostolat, à savoir des activités d’évangelisation, des oeuvres de piété ou de charité, et l’animation de l’ordre temporel par l’esprit chrétien (Canon 298).

Le cadre de base de ce titre est la division entre les associations privées et les associations publiques. D’un côté, les associations publiques se caractérisent par leur capacité d’agir au nom de l’Église (Canon 301). De l’autre côté, les associations privées sont tous les autres associations. Il y a aussi toutes les associations des catholiques qui ne sont pas connues (agnoscuntur) par le droit canon (Cf. Canon 299 §3).

Revenons maintenant à notre recherche ci-dessus pour une voie intermédiaire entre les deux voies proposées en Gaudium et Spes §76, c’est-à-dire entre l’action des fidèles agissant : a) ‘en leur propre nom comme citoyens‘ et/ou b) ‘au nom de l’Église‘.

Dans ce contexte, il est clair que la catégorie des associations publiques correspond à cette dernière catégorie prévue en Gaudium et Spes. La catégorie des associations inconnues par le droit canon correspond à la catégorie des fidèles qui agissent en groupe mais ‘en leur propre nom’. Enfin, la catégorie des associations privées paraît comme une voie intermédiaire. On peut représenter ces correspondences ainsi :

CATÉGORIE D’ASSOCIATION                        CATÉGORIE D’ACTION

Associations publiques (C. 301) :                Y        Au nom de l’Église

Associations privées (C. 299 §2) :                Y        Voie intermédiaire

Associations inconnues (C. 299 §3) :        Y        Au nom des citoyens

Il est vrai que les associations publiques ne sont pas nécessairement toutes habilitées de parler et d’agir au nom de l’Église. Néanmoins, les conditions auxquelles elles sont tenues (Canons 312 – 320) sont évidemment imposées en fonction des exigences de la capacité de parler au nom de l’Église. D’autre part, les associations privées n’impliquent pas la fonction publique et hiérarchique de l’Église.

On rappelle ici aussi ce que nous avons dit par rapport à l’Action catholique, dont un caractère est de collaborer au but apostolique de l’Église, mais selon le mode qui est propre aux laïcs et sous leur propre responsabilité et donc non pas au nom de l’Église. La question donc est de savoir de quel côté il faut mettre les groupements d’Action catholique?

Du point de vue de la catégorie d’action, ces groupements appartiennent à notre groupe intermédiaire (agissant ni au nom de citoyens, ni au nom de l’Église). Mais du point de vue de la catégorie d’association, ils appartiennent plutôt aux associations publiques (par leur collaboration dans la fonction publique de la hiérarchie). Ce qui ressort de cette analyse est l’inadéquation des catégories du Code par rapport à l’Action catholique.

De fait, on trouve qu’il existe toute un gamme des mouvements d’Action catholique qui se trouvent en difficulté vis-à-vis les catégories des associations publiques et privées du Code. Il y a lieu de parler d’une lacune sérieuse dans le Code par rapport à ces mouvements.

La source du problème

Pour trouver la source du problème, il nous faut rappeler encore le changement de paradigme que Vatican II a voulu opérer du couple spirituel-temporel / Église-société civile au couple cité céleste-cité terrestre.

Comme l’indique notre table ci-dessus, la catégorie des associations publiques correspond à la catégorie d’action ‘au nom de l’Église‘, tandis que la catégorie des associations inconnues correspond à la catégorie ‘au nom des citoyens’, c’est-à-dire de la société civile. Nous voyons donc que les catégories des associations dans le Code sont calquées sur le couple spirituel-temporel / Église-société civile.

Or comme nous avons expliqué ci-dessus, la conception conciliaire de l’Action catholique est calquée sur le couple cité céleste – cité terrestre.

L’Action catholique : une nouvelle catégorie juridique

Il me semble donc qu’il y a tout lieu de parler de l’Action catholique selon la conception de Vatican II comme une nouvelle catégorie canonique.

En fait, ce n’est pas la première fois qu’on a voulu créer une telle catégorie nouvelle43. Avant Vatican II, cependant, on a eu de difficulté de dépasser le cadre conceptuel spirituel-temporel qui a fait que l’Action catholique soit comprise comme une forme de prolongement de l’action hiérarchique.

Est-ce qu’il soit possible aujourd’hui de reprendre ce travail sur la base des acquis de Vatican II? Ici, on ne peut pas faire mieux que de recommencer avec la conception sillonniste de la démocratie qui, comme nous avons montré dans ce travail, correspond aux conceptions essentielles de Vatican II. Rappelons ici deux éléments clés de cette correspondance :

a)         La vision anthropologique de l’homme-personne consciente et responsable, qui participe et collabore à l’oeuvre de construction du monde et de la société ;

b)         La conception des rapports Église-Cité calquée sur le couple cité céleste – cité terrestre au lieu du couple spirituel-temporel.

Finissons donc avec un rappel de la définition sillonniste de la démocratie, adaptée à l’Action catholique : ‘l’organisation ecclésiale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chaque fidèle laïc’ – base solide pour une définition canonique !

CONCLUSION

Il nous faut donc conclure ce long parcours qui nous a mené du Rerum Novarum jusqu’au Code de Droit Canonique de 1983.

Nous n’allons pas résumer ce travail, mais simplement poser quelques questions qui y ressortent.

Nous avons vu un rapprochement frappant, voire étonnant, entre quelques conceptions essentielles du Sillon et l’enseignement de Vatican II. S’agit-il d’une coïncidence? Quel est la part du crédit qui revient au Sillon pour ces conceptions? Comment ces conceptions sont-elles passées de la condamnation à la ‘canonisation’ par le concile?

Dans la mesure que ces concepts ont été accepté par le concile, est-ce qu’il y a lieu de réhabiliter le Sillon?

Nous avons montré comment la conception sillonniste de la démocratie peut être adapté à une définition juridique de l’Action catholique. Est-il possible aussi de l’appliquer à l’organisation interne de l’Église, spécialement à la catégorie de communautés hiérarchiques?

Nous avons vu quelques lacunes et faiblesses dans le Code de Droit Canonique de 1983. Comment va-t-on arriver à son amélioration?

Pour répondre à ces questions et toutes les autres qui nous viennent, il nous faut travailler naviter – avec zèle et empressement – pour faire monter la conscience et la responsabilité de l’Église dans le monde!

© 2005 Stefan Gigacz

BIBLIOGRAPHIE

DOCUMENTS

Le Sillon

COUSIN Louis, Vie et Doctrine du Sillon, Emmanuel Vitte, Lyon-Paris, s.d., 269p.

SANGNIER Marc, Discours, Tome 1, 1891 – 1905, Bloud et Gay, Paris, 1910, 526p.

SANGNIER Marc, Discours, Tome 2, 1906-1909, Bloud et Gay, Paris, 1910, 509p.

SANGNIER Marc, L’Esprit démocratique, Perrin, Paris, 1906, 290p.

L’Église

Actes de Léon XIII, Bonne Presse, Paris, s.d., 7 tomes.

Actes de Pie X, Bonne Presse, Paris, s.d., 7 tomes.

Concile Oecuménique Vatican II, Constitutions, Décrets, Déclarations, Centurion, 1967, 1012p.

Code de Droit Canonique, latin-français, Centurion-Cerf-Tardy, (363p. x 2)

OEUVRES CONCERNANT LE SILLON

BARTHÉLEMY-MADAULE Madeleine, Marc Sangnier 1873 – 1950, Seuil, Paris, 1973, 301p.

CARON Jeanne, Le Sillon et la démocratie chrétienne 1894 – 1910, Plon, Paris, 1967, 798p.

DELBREIL Jean-Claude, Marc Sangnier, Collection Politiques et Chrétiens, Beauchesne, Paris, 1997, 407p.

INSTITUT MARC SANGNIER, Marc Sangnier et les débuts du Sillon 1894, Institut Marc Sangnier, Paris, 1994, 153p.

AUTRES OEUVRES

CONGAR Yves, Jalons pour une théologie pour le laïcat, Collection Unam Sanctam 23, Cerf, (3ème Éd.), 1954, 707p.

POTVIN Roland, L’Action catholique, Son organisation dans l’Église, Les Presses Universitaires Laval, Québec, 1957, xxiv + 300p.

NOTES

        1Pour         l’histoire du Sillon, voir surtout Jeanne Caron, Le         Sillon et la Démocratie Chrétienne 1894 – 1910         (Caron, 1967). Pour la biographie de Marc Sangnier voir Madeleine Barthélemy-Madaule, Marc Sangnier 1973 – 1950         (Barthélemy-Madaule, 1973), et Jean-Claude Delbreil, Marc Sangnier         (Delbreil, 1997).

        2Je         préfère utiliser le mot cité ici au lieu de parler de l’état parce que ce dernier implique une certaine conception d’organisation politique plus spécifiquement liée à certains pays d’Europe continentales. Par cité, je veux renvoyer à une notion plus large de la société civile dans le sens du polis         classique des philosophes grecs.

        3Ceci n’est pas à dire que le Sillon est la seule source de ces mouvements du 20ème siècle. Au contraire, bien d’autres mouvements et de personnes ont participé au même courant d’action sociale qui a tant marqué la fin du 19ème siècle et mené Léon         XIII à publier son encyclique célèbre Rerum Novarum en 1891.

        4Nous         pouvons mentionner notamment l’Association Catholique de la Jeunesse Française (l’ACJF) en France; les Oeuvres         des Congrès en Italie; les associations ouvrières en Allemagne, etc.

        5Descendant         d’une famille de juristes distingués, Marc Sangnier était lui-même         licencié en droit de l’École Polytechnique (Caron, 1967: 20). Par         ailleurs, un bon nombre de sillonnistes de première ligne étaient         aussi de formation juridique, par exemple, Louis Rolland, Georges Renard, Victor Diligent, Henry du Roure, Jean Des Cognets, Henri         Teitgen, Paul Tschoffen, etc. D’autres éminents juristes académiques tels que Raymond Saleilles et Émile Chénon ont apporté leur collaboration au Sillon. D’autres encore ont subi une certaine influence de Sangnier et du mouvement, notamment Maurice         Hauriou, dont les disciples sillonnistes (Renard, Joseph Delos, tous         deux dominicains) propageraient sa théorie juridique de l’institution.

        6Cf. par exemple Caron, 1967: 30 et s.; Barthélemy-Madaule, 1973: 43 et s.; et aussi Delbreil, 1997.

        7Léon         Ollé-Laprune (1839-1898), auteur de De         la Certitude morale (1880), Le Prix de la Vie (1894), Essai sur la Morale d’Aristote (1881), était le maître de Henri Bergson et de Maurice Blondel. Il exercait une grande influence sur les sillonnistes et plus tard sur Joseph Cardijn, fondateur de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne.

        8Maurice Blondel (1861-1949), auteur d’une thèse L’Action, soutenue en 1893 et dédicacée à Léon Ollé-Laprune. Pendant qu’il rédigeait sa thèse, Blondel enseignait la philosophie au Collège Stanislas à Paris, où plusieurs sillonnistes étaient ses élèves (Cf. Caron, 1967: 32 et s.)

        9Cette         définition se trouve à maintes reprises dans les documents sillonnistes (Cf. par exemple, Sangnier, 1906: 167). Il n’y a pas lieu de penser qu’elle est l’oeuvre exclusive de Sangnier.

        10Ollé-Laprune, dans son Essai         sur la Morale d’Aristote         (Ollé-Laprune, 1881) et Le Prix de la Vie         (Ollé-Laprune, 1894), a fort contribué à la fin du 19ème siècle à une remise en valeur de la notion du citoyen dans la cité comme la base d’une conception démocratique de la société. ‘Citoyen         libre et jaloux de ses droits’, rappelle Ollé-Laprune, ‘il entend         participer au gouvernement comme à l’obéissance (Aristote, Politiques: III, II, 7), et les affaires publiques lui         paraissent le plus bel emploi qu’il puisse faire de son intelligence et de son activité’ (Ollé-Laprune, 1881: 52). C’est dans la vie sociale, dit-il, qu’éclate la beauté morale de l’homme vertueux d’Aristote (Ollé-Laprune, 1881: 57).

        11Cf.         Aristote, Politique: I, 1254a et Éthique à Nicomacque,         X, 6, 1177a).

        12′Inconsciente, l’idée directrice, si rien ne l’empêche, pousse l’être à l’épanouissement, à l’éclat, si je puis dire, et au rayonnement.         Consciente, elle garde ce caractère propulsif. C’est dire qu’elle est devenue un principe pratique… La conception d’une telle vie est attirante, engageante… elle imprime à l’être un élan vers elle-même… une énergie conquérante pour régler d’après elle la conduite, l’action, la vie.’ (Ollé-Laprune, 1894:         92-93)

        13 ‘Homme, je suis en ce monde pour faire mon devoir; c’est la raison de mon existence, c’est la raison de la vie.’ (Ollé-Laprune, 1894:         109)

        14’Je         ne lui obéis véritablement que, si quoi qu’elle m’impose et en dépit de ce que l’obéissance peut me coûter, je veux,         en définitive, que cette loi soit.’ (Ollé-Laprune, 1894: 151)

        15’Dans l’obligation, la loi dicte et détermine l’action; dans la responsabilité, elle dicte le jugement qu’on en porte, soit par avance, soit après l’avoir faite. Je considère l’action à faire, et je dis qu’elle doit être telle ou telle : voilà l’obligation. Je considère l’action comme faite (soit par prévision, soit parce qu’elle est faite réellement), et je la juge : voilà la responsabilité.’ (Ollé-Laprune, 1894: 158)

        16′         Je participe donc au gouvernement et à l’obéissance, ou, pour parler maintenant comme Kant, je suis membre législateur en même temps que sujet, dans ce royaume moral où m’introduit ma qualité de personne moral ou d’esprit.’ (Ollé-Laprune, 1894: 153)

        17’Agir,         c’est chercher cet accord du connaître, du vouloir et de l’être, et contribuer à le produire ou à le compromettre. L’action est le double mouvement qui porte l’être au terme où il tend comme à une perfection nouvelle, et qui reintègre la cause finale dans la cause         efficiente… Le rôle de l’action, c’est donc de développer         l’être et de le constituer.’ (Blondel, 1973: 467)

        18C’est         pourquoi Blondel peut dire que ‘l’action est cette méthode de précision, cette épreuve de laboratoire, où, sans jamais comprendre le détail des opérations, je récois la réponse certaine à laquelle aucun artifice de dialectique ne supplée’         (Blondel, 1973: xiii).

        19Cf.         Sangnier, 1906: 146 et s.

        20Le         terme ‘idée directrice‘ est empruntée au philosophe Claude Bernard (Ollé-Laprune, 1984: 86). Puisqu’il y avait un fort courant de pensée ‘organiciste’ à la fin du 19ème siècle, courant très présent chez les catholiques sociaux, il nous faut signaler que les sillonnistes ne partageaient point cette conception. Au contraire, la notion sillonniste d’une société dynamique et évolutive écarte toute notion d’une société conçue selon un modèle statique et corporatiste.

        21Le         Christ, dit Marc Sangnier, ‘n’a pas nous entendu nous apporter dans son Évangile les solutions toutes faites des questions économiques et sociales, mais seulement la force de coeur et l’énergie de         volonté nécessaires pour les résoudre dans le sens de la vérité et de la justice’. (Sangnier, 1906: 186)

        22’Nous concevons donc une démocratie non artificielle et utopique, construite contre les lois de la biologie sociale, mais respectueuse au contraire des exigences et des nécessités profondes de la vie’         (Sangnier, 1906: 174).

        23Pour         les sillonnistes, chaque état a besoin d’une fonction royale, c’est-à-dire de ‘la garde et de la défense de l’intérêt général’ (Sangnier, 1906: 174).

        24Anticipation ici, il me semble, de l’opposition bergsonienne entre la société close et la société ouverte (Bergson, 1932: 286 et s.).

        25Par         exemple, des coopératifs, des services, des réunions publiques sur les questions d’actualité, de la production et la vente de journaux, etc. (Cf. Cousin, 1906; Caron, 1967)

        26Signalons qu’à ma connaissance les sillonnistes n’ont jamais utilisé le terme ‘anthropologie’ qui a été mis en valeur plus tard par Max Scheler et d’autres philosophes.

        27’Le         Christ ne demeure pas dans le lointain d’un ciel inaccessible’, disait Marc Sangnier, ‘il attire tout à lui. Bien plus, il descend en chacun de nous ; il s’empare de nous ; il nous divinise, puisque, selon l’expression de l’Apôtre, nous devons être comme des Christs. (Sangnier, 1906: 169)

        28Ollé-Laprune         est cité sans le nommer (Cousin, 1906: 47).

        29Cousin, 1906: 50 et s.

        30Pie X, Notre Charge Apostolique, AAS (1910) T. II: 607 et s. (désormais citée comme NCA avec la         référence de page)

        31Cf. Caron, 1967: 698 et s.; Barthélemy-Madaule, 1973: 178 et s. Il faut signaler, cependant, que Marc Sangnier n’a jamais accepté le bien-fondé de cette décision, comme indique sa lettre à Pie X (Barthélemy-Madaule, 1973: 199). Par ailleurs, on peut mettre en         question toute la procédure qui a mené à la condamnation où les sillonnistes n’ont jamais eu la possibilité de connaître les accusations portées contre eux, ni d’y répondre.

        32Le mouvement ‘Démocrate chrétien’ était un ensemble des organisations nées de l’initiative de Léon Harmel suivant la publication de Rerum Novarum en 1891. En 1896, on a même proposé la formation d’un parti démocrate chrétien. Le mouvement Démocrate chrétien donc s’est rejoint la ligne du Ralliement à la République et semble être devenu très lié à certains courants politiques liés sinon issus du Ralliement.

        33Cf.         Les encycliques Libertas Praessstantissimum, 1888 (Léon XIII, II: 185 et s.) et Sapientiae         Christianae, 1890 (Léon XIII, II: 279 et s.)

        34Cf.         Il Fermo Proposito, 1905 (Pie X, II: 93).

        35Cf.         Sapientiae Christianae,         1890 (Léon XIII, II: 289).

        36’Toutes les oeuvres’, dit l’encyclique, ‘qui viennent directement en aide au ministère spirituel et pastoral de l’Église, et qui par suite se proposent une fin religieuse visant directement le bien des âmes, doivent dans tous leurs détails, être subordonnées à l’autorité de l’Église, et, partant, également à l’autorité des évêques, établis par l’Esprit-Saint pour gouverner l’Église de Dieu dans les diocèses         qui leur ont été assignés’. (Pie X, II: 100)

        37Cette lettre insiste sur le rôle des aumoniers et en même temps, elle rappelle le besoin de ‘vous laisser guider par les évêques et les autres pasteurs’ (Pie X, III: 47).

        38La         traduction française me semble déficiente ici. Le texte latin est le suivant : ‘Ut singuli homines suum         conscientiae officium         accuratius impleant tum erga seipsos, tum erga varios coetus quorum         membra sunt, diligenter ad ampliorem animi culturam educandi sunt, ingentibus adhibitis subsidiis quae hodie generi humano praesto sunt’. On constate aussi que le texte conciliaire utilise aussi assez souvent le mot responsabilité en français pour traduire les mots latin, officium (par ex. GS75) ou munus         (GS70). La responsabilité est ainsi devenue non seulement un devoir mais même un charge – munus.

        39Rémarquons         que Lumen Gentium et le Décret sur l’Apostolat des Laïcs         réfèrentpresque exclusivement à ‘l’ordre temporel’ au lieu de ‘la cité terrestre’ de Gaudium         et Spes.         Ainsi, le changement de terminologie dans ce dernier document semble être voulu, et d’autant plus significatif pour cela d’une conscience croissante chez les pères de l’insuffisance du couple conceptuel traditionnel.

        40Notons que Pie XI a donné plusieurs formulations de cette définition. De fait, il a parlé le plus souvent d’une participation plutôt que d’une collaboration. Cf. Congar, 1954: 510 et s.)

        41Cf.         aussi Canon 652 §2 : ‘Les novices, conscients de leur propre responsabilité, collaboreront activement avec leur maître des novices pour répondre fidèlement à la grâce de la vocation reçue de Dieu.’ Nous excluons de notre compte les utilisations du mot responsabilité en traduction français, par exemple, C. 548 §3 (co-responsabilité du curé et du vicaire; C. 639), C. 639 (responsabilité pour des dettes), C. 1281 §3 (responsabilité des personnes juridiques pour des actes invalides).

        42Il         y a 5 références qui concerne l’exercice de juridiction par un juge ou dans le cours d’un acte administratif (C. 70, C. 1343, C. 1344, C. 1606 et C. 1608 §3), 4 références à la direction spirituelle (C. 246 §4, C. 630 §1, C. 719 §4), 4 références à l’examen de conscience ou la conscience de péché (C. 630 §5, C. 664, C. 916, C. 988 §1).         

        43Cf. par exemple, Roland Potvin, L’Action catholique, Son organisation dans l’Église, 1957: 171et s.